Pour les épicuriens, la recherche du bonheur passe par la connaissance. Or, affirment-ils, la connaissance ne peut être que déduite des sensations. Ces sensations, que la mémoire engrange, sont vraies, absolument vraies. Le plaisir ou la douleur nous font savoir immédiatement ce qui est à prendre ou à laisser. L’opinion s’interpose, et elle seule peut fausser la vérité et du coup entraîner l’erreur. Plus tard Kant déclarera que: “Philosopher, c’est garder la pensée”. Autrement dit : “monter la garde”. Le premier devoir d’un philosophe est, il est vrai, d’être conséquent. Non d’émettre des opinions.

Toutes les explications épicuriennes sont basées sur l’expérience. Épicure est réaliste, disons même un matérialiste, et, s’il n’est pas athée, il assigne toutefois aux dieux une résidence ailleurs, hors du monde. Moins à l’aise que le poisson dans l’eau l’homme a à se mouvoir au cœur du réel.  Quel bien suprême peut receler le réel ? Rien d’autre que le plaisir qu’on y trouve. Mais n’allons pas trop vite en besogne. Un brin de préciosité fait dire à certains noceurs qui s’adonnent à la bonne chère et au reste qu’ils sont épicuriens. Repus, nantis, ces “petits cochons” raffinés en quelque sorte, comme les désignait Horace, se disculpent en feignant de se rattacher à une philosophie ! Qu'on ne s'y trompe pas, la débauche se distingue de la philosophie que prêche Épicure. Elle en est même le contraire. Car en fait ce qu’Épicure nomme “plaisir” c’est, fondamentalement, le bien-être. Et le bien-être, c’est d’abord l’état de l’être qui ne souffre d’aucune douleur. Nuance !

Les épicuriens visent d’abord la suppression des manques vitaux. Autrement dit invitent-ils à goûter le plaisir de manger à sa faim, de boire à sa soif, de dormir à sa fatigue. Notre occident rassasié n’apprécie plus ces plaisirs que comme ordinaires. Et si l’avantage que nous tirons d’un désir satisfait n’est pas toujours aussi profitable que la frustration ou la simple retenue, retenons que “le pain d’orge et l’eau nous causent un plaisir extrême si le besoin de les prendre se fait vivement sentir” (1). Ce qui veut signifier que l’abondance n’est pas nécessaire, et qu’il n’est nul besoin de s’enivrer, de sophistiquer des plats en sauce et de relier la grasse-matinée à la sieste !

Ces plaisirs attirent naturellement, certes. Épicure nous met simplement en garde contre les excès si l’on ne veut pas risquer l’addiction. Épicure conseille d’ailleurs de fuir “les beuveries, les orgies, la jouissance des jeunes garçons et des femmes” (2). Où sont les petits cochons d’Horace ?.. Les soi-disant épicuriens des soirées prisées de la jet-set n’y auraient certainement pas côtoyé Épicure.

À leurs œuvres perverses les hommes courent, haletants”, écrivait le poète. Avides de plaisirs qui ne sont ni nécessaires ni naturels, mais artificiels, les hommes courent en effet après les distinctions, les honneurs et la gloire, tout ce qui rassure la conscience boulimique de réussite et que cautionnent les applaudissements sociaux. Tout cela n’est en vérité qu’artifice et vanité. Toutes les ambitions de cet ordre, qui traduisent en somme la quête insatiable de pouvoir : à proscrire ! Cela ne mène qu’au stress et à l’épuisement. Fuyons donc le miroir aux alouettes. Le mieux est de vivre à l’écart des foules, hors de toute agitation, pour goûter les joies au ras des besoins élémentaires, partagées avec des amis.

Le bonheur épicurien est beaucoup plus simple. Il est là. Pourtant les tracas qui viennent l’entraver nous guettent. Ou plutôt ce sont les hommes qui ne cessent de les créer. En arrivant à l’existence l’homme saisit progressivement qu'il est voué à la mort. Ce destin turlupine peu à peu sa conscience. Le constat de la contingence ajoute à l’angoisse. Les dieux qu’il se fabrique en sont la conséquence. On a là les ingrédients du besoin religieux. Les dieux sont à l’horizon de la projection subjective de l’homme vers une force surnaturelle, à laquelle on attribue la capacité de contrôler, de maîtriser, d’expliquer tout ce qui lui échappe, non seulement les catastrophes naturelles, mais aussi l’homme, son sens et sa vocation, et tous ces moments de l’existence qui le dépassent, jusqu’à cette mort qui lui gâche la vie.

Mais pour Épicure, il est vain d’élaborer un tel système. Il n’y a pas à se laisser troubler par la hantise de cesser de vivre. Car l’âme, qu'Épicure conçoit matérielle, n’a pas à craindre de survivre à la désagrégation du corps et par conséquent d’en être affectée. L’âme se disperse à la mort du corps et s’évanouit avec le reste en une fumée d’atomes. Le passage par la mort n’ayant pas de consistance, nous aurions bien tort de redouter tout ce cortège d’Enfers que l’homme donne à la mort d’inaugurer.

 

 

Gérard LEROY

 

  • (1) Lettre d'Épicure à Ménécée, in Lettres, Maximes, Sentences, trad. J.-Fr. Balaudé, Le livre de poche, 1994.
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