Pour Béa et pour Sophie Guerlin, en pensant à elles

   Les débats qui se multiplient autour de la fin de vie et des intentions déclarées par le Président de la République depuis sa campagne, montrent bien l’intérêt porté à cette question qui a pour particularité d’être universelle et donc grave.

Peut-on s'arrêter un instant sur le mot de "dignité" qu'on colle systématiquement à la fin de vie programmée ? Qu’est-ce que veut donc dire ce mot de "dignité" ?

Kant avait émis un principe sur lequel on se fonde toujours : que la personne humaine ne soit jamais considérée et traitée comme un moyen sans tenir compte de ce qu’elle est en même temps une fin en soi (1).

L'eau a coulé sous les ponts. Marx, déjà, un demi-siècle après Kant, dénonçait l'assimilation de l'homme aux forces productives.  Aujourd'hui, à l’obliger à se mouvoir dans un monde qui vante le culte de la performance l'homme est réduit à n’être qu’un outil des résultats dont il est gratifié par une société qui l’autorise à s’en rendre fier. L’humain authentique, le vere humanum auquel renvoie la constitution Gaudium et spes, est en marge de cette culture consumériste, productiviste, enivrant les individus qui croient que seule la réussite sociale traduit l’épanouissement personnel. On s’éloigne de l’esprit du Comité Consultatif d’éthique qui avait souligné l’opposition de ceux qui estiment que la dignité reste un caractère intrinsèque de toute personne. Quand bien même certains voudraient souligner que la dignité n’est pas à géométrie variable, et quand bien même est-elle un élément de l’humain, consubstantiel à l’homme, il reste à ce dernier toute l’existence pour s’approcher au plus près d’un état qui le fait “digne” d’être homme, de ce qui lui confère toute sa noble spécificité.

À quoi, alors, se reconnaît la dignité ? Pour qui prétend que la dignité est à l’homme et n’est qu’à l’homme comme ce qui fait, par essence, partie de lui, la vie biologique devient de ce fait porteuse de dignité. Le geste euthanasique n’est alors plus légitimé, en ce qu’il consiste précisément à priver l’homme de sa dignité consubstantielle à sa vie biologique.

C’est une position qui ne s’avère guère différente de dire que la dignité est intrinsèque à l’homme et que l’homme ne peut se concevoir sans elle. C’est d’ailleurs ce qu’exprime, dans le prolongement humaniste de la philosophie des Lumières, la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948.

Reste que la position est toujours en vigueur de ce qui fait une personne, du lieu où s’enracine sa dignité. Les juristes, pour définir la personne et la distinguer de cette autre catégorie qu’est la chose, s’appuient sur l’approche de Kant qui définit la personne comme “être doué de raison, de conscience et de volonté”, capable de décider, de délibérer et de communiquer; Tout cela qui permet de conclure à la responsabilité du sujet ayant commis un acte délictueux. Mais ce principe pose un problème. À supposer qu’un être humain soit privé de sa raison, et qu’en conséquence il ne puisse ni discerner ni décider, il ne dispose plus des critères de la personne et n’est donc plus considérable comme personne. Où le range-t-on ?

La philosophie médiévale reprenant la philosophie de l’Antiquité grecque, délaisse les qualités qui constituent la personne au profit des relations. La reconnaissance réciproque est première et chaque personne est instituée comme telle par la relation. Nous voilà bien  différemment disposés en regard de la question de l’euthanasie, même devant la situation d’un coma profond, car la question de savoir si nous sommes en présence d’un être humain s’efface, pour laisser surgir la question de savoir si cet être doit être traité comme une personne.

D’autres écartent l’approche essentialiste de la dignité pour la définir comme une manière d’être au monde, sous-jacente à la liberté qui, elle, serait le propre de l’humain. Et dans ce cas, parce qu’il y a mort de l’homme liée à l’extinction de ce qui le définit, il est envisageable de mettre fin à la vie biologique.

Le courant libertarien revendique la liberté absolue, c’est-à-dire sans dépendance, de l’individu sur lui-même, sa souveraineté n’ayant de limites que celles définies par sa propre décision. Et de ce fait chacun est libre de sa mort.

Le concept de dignité ne suffit plus pour tenter de répondre aux questions d’aujourd’hui. Un individualisme forcené, qui voudrait que chacun n’ait à rendre compte de soi-même qu’à soi-même est une impasse. Comme c’est s’enfermer dans une autre impasse de plaquer, de l’extérieur, une dignité que les mourants voient leur échapper.

Gérard LEROY, le 30 octobre 2012

  1. E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 2è section.