Pou Élias, ce clin d'œil

   C’est le titre de l’ouvrage célèbre publié en 1956 par le grand assyriologue Samuel Noah Kramer, spécialiste de Sumer et de la langue sumérienne (1).

S.N. Kramer introduit son ouvrage par un trait malicieux, posant la question : “Qu’est-ce qu’un sumérologue ?” et il donne aussitôt sa réponse : “C’est quelqu’un qui sait presque tout sur presque rien”.

S.N. Kramer est un grand spécialiste de ces temps anciens au cours desquels —trois mille trois cents ans avant notre ère—, un groupe humain, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, rapporta par une écriture sa propre histoire.

      Sumer est le pays situé entre Tigre et Euphrate, qu’on désigne du nom de Méso-potamie, qui signifie “entre deux fleuves”. Sumer est au sud de la Mésopotamie, et correspond à l’Irak actuel. Émergent de ces plaines, autrefois arides avant d’être irriguées et fertiles, des villes comme Ur, Babylone, Eridu, Nassyria, aux murailles ciselées que surplombent les silhouettes de ses sanctuaires. Quoique plus fines que la massive pyramide de Djezer, près du Caire, ces tours à étages, qu’on appelle des ziggurats —du verbe zaqaru : “construire en hauteur”— culminaient jusqu’à 90 mètres.

Le dernier étage était réservé à un petit temple dont les murs étaient confectionnés avec des briques émaillées bleues. On venait y vénérer les dieux ainsi que les divinités astrales dès le XIXe siècle avant notre ère. L’objectif de la construction de ces ziggurats ne se réduisait donc pas à l’utilité du silo à grain qu’il nous faut expliquer ici (2).

Dans la région d’Eridu, plus de quatre millénaires avant J.C., on avait inventé l’ancêtre du brabant dont se servent encore les laboureurs, l’araire attelé. L’apparition de l’araire a permis rapidement un tel accroissement de la production du sol que fut naturellement abandonnée la cueillette sauvage. Du fait de l’abondance soudaine des récoltes, il fallut protéger le grain stocké dans des silos imposants contre les pillages. Ce qui entraîna la naissance d’une inédite corporation, celle des soldats. Et si les soldats ne suffisaient pas à contenir les brigands, alors on avait recours aux moines et à leurs incantations en vue de détourner les pilleurs.

 L’agriculture, le soldat et le moine constituèrent alors, plus de quatre millénaires avant notre ère, les premières corporations des premières cités, tel Eridu, s’organisant autour de ces gigantesques édifices, surmontés d’une chapelle où le dieu Mardouk était censé descendre.

      L’organisation de l’administration de ces silos amena  les scribes à développer des signes permettant de réguler les entrées et les sorties des entrepôts royaux. Les chiffres et les pictogrammes de la fin du quatrième millénaire furent progressivement codifiés, grâce à un nouvel instrument d’écriture qu’utilisaient les scribes : une branche de roseau dont la pointe taillée en biseau permettait des incisions fines et délicates dans de l’argile encore humide. De l’aspect de ces traits courts et légèrement épatés qui font penser à des clous, découla l’expression d’écriture cunéiforme.

   Il fallut cependant attendre le XXè siècle avant J.C., et la domination de l’empereur akkadien Sargon l’ancien sur la Mésopotamie, pour voir le sumérien adopté afin de traduire l’akkadien. À partir de cette période l’écriture pictographique fut abandonnée pour devenir essentiellement syllabique.

L’empire d’Akkad disparut à son tour et l’on assista, à partir de l’an 2100 av J.C. à une renaissance sumérienne. C’est à cette époque que fut promulgué l’un des plus anciens codes de loi, le Code d’Ur-Nammu, dont s’est sans doute inspiré, trois siècles plus tard le roi Hammourabi dans la rédaction du sien, qu’il fit graver dans la pierre et qu’on peut voir au Musée du Louvre.

Au XVIIIè siècle av. J.C. la langue sumérienne, bien que moins usitée, subsista dans les temples et les écoles. Elle était la langue de la religion et du savoir.

Sous le règne de Hammourabi (1790-1750), Babylone devint une ville très importante. Après cinq siècles de rayonnement Babylone s’affaiblit progressivement. Un roi assyrien, vers la fin du XIIIè siècle, fit prisonnier le roi de Babylone et rasa la ville. De nombreux Babyloniens furent déportés en Assyrie. À partir du IXè siècle les Babyloniens, vassaux des Assyriens, tentèrent quelques vaines révoltes. L’une de ces révoltes fut violemment matée par le roi assyrien Sennacherib qui fit engloutir la ville sous les eaux.

À son tour l’empire assyrien se désagrégea, permettant au roi chaldéen Nabopalassar de prendre le pouvoir à Babylone et d’établir sa domination sur toute la Mésopotamie. Son fils, Nabuchodonosor établit un gouverneur à Jérusalem, un certain Guédalias, ami de Jérémie le prophète. Guédalias se soumit —comment faire autrement— ? Jérusalem connut un temps paisible qui ne dura pas. Guédalias fut assassiné par un fou, un Ammonite, qui croyait encore pouvoir écraser les Babyloniens. Nabuchodonosor prit le contrôle de toute la Syrie-Palestine et déporta de nombreux juifs de Judée après deux attaques de leur capitale, Jérusalem.

Nabuchodonosor II a relaté ainsi la prise de Jérusalem et la déportation des Hébreux (3) : “La 7è année, au mois de Kislev [décembre 598], le roi d’Akkad rassembla ses troupes et marcha sur Hatti [Syrie-Palestine] et établit ses quartiers face à la ville de Yahudu [Jérusalem]. Au mois d’Addar, le 2è jour [15/16 mars 597], il prit la ville et s’empara du roi. Il y installa un roi de son choix. Il y prit un lourd tribu et rentra à Babylone.”

Une soixantaine d’années plus tard, le malheur voulut que le troisième successeur  de Nabuchodonosor, Nabonide (555-539), fut apparenté par ses origines et par son idéologie religieuse aux Assyro-araméens qui rêvaient d’une politique d’expansion, et s’opposaient donc aux Babyloniens. En l’an 539, Nabonide se trouvait seul face à l’empire perse dont le roi Cyrus commandait, depuis 546, toute l’Asie Occidentale. Le 29 octobre 539, la cité de Babylone fut prise sans coup férir, grâce à un stratagème imaginé par Cyrus qui profita de ce que Babylone célébrait une fête religieuse pour y faire entrer subrepticement ses amis qui investirent le palais royal. Cyrus le Perse pouvait alors entrer en triomphateur dans Babylone.

Sans attendre Cyrus décréta la liberté pour tous ceux que Nabuchodonosor avait exilés de Judée. Nombreux, mais pas tous, retournèrent à Jérusalem. Ceux qui décidèrent de rester, parce qu’ils y avaient réussi leur intégration et qu’ils avaient pris racine dans une Babylonie en plein essor économique, constituèrent la diaspora. Ceux-ci s’imprégnèrent peu à peu de la culture grecque, oublièrent leur hébreu et n’eurent accès à leurs textes religieux que grâce aux 70 rabbins d’Alexandrie qui traduisirent à leur intention la Bible en grec, la fameuse Septante. C’était au IIè siècle av. J.C.

Babel avait été puissante. Babel, un jour s’éteignit. Elle avait été l’objet de la convoitise des puissants de la Terre. Les empires mède, perse et grec lui succèderont.

La chute de Babylone eut un énorme retentissement. La Babylonie devint vassale de l’empire perse dont le dernier roi, Darius III, dut capituler devant Alexandre. Celui-ci mourut peu de temps après, à Babylone même, en 333 av. J.C.

Comme l’avait voulu le grand conquérant Alexandre, la culture hellénistique avait fusionné avec la culture orientale composée des héritages sumérien, akkadien, araméen et perse.

Un ère nouvelle s’ouvrit alors à l’initiative d’un certain Seleucos, ancien général d’Alexandre ayant établi son pouvoir comme satrape, sorte de préfet de l'empire, en août 312. Les révoltes des Maccabées, qui font l’objet d’un livre de la Bible, se déroulèrent sous cette ère séleucide dont le calendrier était encore utilisé par les juifs du Yémen au XXè siècle ! La dynastie séleucide régna sur la Mésopotamie jusqu’à l’an 64 de notre ère, dans la continuité des Perses.

Siècle après siècle la prestigieuse capitale Babylone alterna puissance, humiliation, renaissance. Lentement la cité orgueilleuse s’enfouit dans le sable pour ne plus laisser apparaître qu’un vaste terrain vague. Ce n’est qu’à partir de 1900, et pendant dix-huit années, qu’un archéologue allemand fouilla le site, exhumant la porte d’Ishtar et les principaux monuments dont les briques émaillées furent systématiquement rangées dans des caisses pour être acheminées vers le Musée de Pergame à Berlin.  C’est là qu’on peut toucher, aujourd’hui, ces joyaux du berceau de l’humanité.

Gérard LEROY, le 12 septembre 2017

 

  1. Samuel Noah Kramer, L’histoire commence à Sumer, Arthaud, 1975
  2. cf. G. Leroy, art. Babel, in Christianisme, Dictionnaire des temps, des lieux et des figures, Seuil, 2010.
  3. cf. Babylone, sous la direction de Béatrice André-Salvini, Musée du Louvre Éditions, Paris 2008, p. 236
  4. cf. P. Garelli, art. Nabonide, SDB VI (1960), col 269-286.