Pour Yves Trilles, en signe d'amicale gratitude

Dans une vie mouvementée

   Aristote n'a pas vingt ans quand il pose son baluchon à l’Académie d’Athènes. Il a quitté sa bonne ville de Stagire (1), en bordure et au nord de la Mer Egée. Il a laissé là son père Nicomaque, médecin personnel du père de Philippe de Macédoine (2), grand-père du futur Alexandre le Grand que l'on voit ci-contre.

À Athènes Aristote étudie l’enseignement de Platon, puis devient chargé d’enseignement. Son maître Platon le dénomme “l’intelligence”. C'est dire ! La fréquentation de l’Académie dure près de vingt ans, jusqu’à la mort de Platon en 348. À partir de ce moment-là l’institution fonctionne avec, à sa tête, le neveu de Platon. Aristote, est alors parti rejoindre un sien ami, ancien élève de l’Académie. Ce dernier est assassiné.

Aristote inquiet du climat peu sûr, plie bagages, emmenant avec lui la nièce de son ami trucidé. Elle devient sa femme. Pour peu de temps. Devenu veuf, Aristote se remarie. Il a un fils. Celui-ci porte le nom de Nicomaque, comme son grand-père.

Aristote réside dans l’Île de Lesbos quand, vers 342, le roi Philippe de Macédoine lui demande d’assurer l’éducation de son fils Alexandre, encore adolescent. Aristote accepte, et devient donc le précepteur du jeune Alexandre, qu’il guide jusqu’en 336, année de la mort de Philippe de Macédoine, assassiné lui aussi.

Aristote s’en retourne alors à Athènes. Il y fonde une institution concurrente de l’Académie : le Lycée, école où l'on philosophe en se promenant et qu'on dénomme à cause de cela Péripatos.

En 323, Alexandre le Grand est à Babylone, dont il s’est emparé huit ans plus tôt. Il y meurt. Aristote a de nouveau des raisons d’être inquiet. Car il avait eu les faveurs de Philippe de Macédoine, père d’Alexandre, et la responsabilité que Philippe lui avait confiée lui fait craindre les foudres des anti-macédoniens. Suspect de collusion avec l’étranger, Aristote est impliqué dans un procès. Peu enclin à suivre les traces de Socrate en pareilles circonstances, Aristote prend le large et va se réfugier à Chalcis, le village natal de sa mère, à une centaine de kilomètres au nord d’Athènes. Il y coule des jours plus sereins. Jusqu’en 322 seulement, l’année de sa mort, soit un an après la mort d’Alexandre le Grand. Aristote est alors âgé de 62 ans.

La logique (Organon)

Aristote est d’abord le fondateur de la logique, qu’il décrypte dans les lois du discours et les règles de fonctionnement du langage. Son travail démontre que deux propositions (qu’on appelle des prémisses) débouchent sur la nécessité d’une conclusion. Le tout constitue ce qu'on appelle un syllogisme. Donnons un exemple devenu célèbre de syllogisme :
Tous les Crétois sont des menteurs (prémisse majeure)
Epaminondas (3)  est crétois (prémisse mineure)
Epaminondas est un menteur (conclusion)

On connaît l'application du syllogisme aux mathématiques : si A=B et que B=C alors A =C.

C’est en se servant de syllogismes qu’on a tenté de démontrer l’existence de Dieu. Exemple :
prémisse majeure : tout ce qui est et n’est pas par soi est par un autre. Ou cela est par soi, ou par un autre.
prémisse mineure : toutes choses de ce monde existent, n’ayant pas toujours existé
on en vient alors à affirmer ceci : c’est que toute chose qui a commencé à exister, qui n’a pas toujours existé, ne peut avoir par elle-même l’existence car il faudrait alors qu’elle existe nécessairement.

Je peux être mais je peux aussi ne pas être. Comme il fut un temps où je n’existais pas je suis un être qui existe et qui n’a pas par soi l’existence, mais par un autre (est-ce cet autre qu’on peut appeler Dieu ?)

Le raisonnement, selon Aristote, est le prélude indispensable à la science. La logique précède donc la Physique.

 

Les quatre causes

Les causes produisent des effets par lesquels on découvre la cause. Si en effet en se promenant sur la plage déserte, nous apercevons des traces de pas sur le sable, on en déduit qu’une personne est passée, les traces de ses pas l’attestent. Aristote propose 4 types de causes :

- la cause efficiente. Si ce qui n’est pas par soi ne peut être que par un autre, c’est cet autre qu’Aristote appelle la cause efficiente. Le principe de causalité efficiente c’est l’agent de la transformation, le mécanicien qui resserre les boulons, la pluie qui nourrit le sol et fait pousser les plantes etc.

- la cause finale, c’est le but que vise toute  transformation. Tout change, les êtres vivants changent, pas pour un n’importe quel devenir mais en vertu de leur nature. Chaque être vivant a la capacité d’être autre chose que ce qu’il est, autre chose qu’il n’est pas encore, qui va advenir en rapport avec la nature de ce qu’il est. C’est ce que Aristote appelle, avant son changement, "l’être en puissance".
Que deviendra cet "être en puissance" ? Ce qu’il est en puissance d’être. Un gland n’est en puissance que de devenir chêne, et ne deviendra pas oursin, mouton, ou vendeuse à la Samaritaine ! Un chêne n’est chêne que d’avoir été gland. Une fois le changement accompli cet être est appelé "être en acte".  Il n’est en acte, c’est son principe de finalité, que ce qu’il était en puissance d’être.

Pour expliquer les deux dernières causes, prenons un exemple. Avant de construire une maison on fait venir les matériaux nécessaires à sa construction. Les parpaings, les briques, les poutrelles, les portes et les fenêtres, les tuiles et les gouttières etc., tout cela est déposé, en attente, d’une façon qu’on dirait “informe”, qui ne propose encore rien d’habitable. C’est ce qu’Aristote appelle la matière. La matière c’est ce dont l’être, ici “l’être-maison” est fait.

- la cause matérielle est l’ensemble de toutes les parties qui concourent à l’avènement de l’être dont on peut dire ce qu’il est. Ce n’est que lorsque l’architecte et les maçons auront agencé ces matériaux que la maison prendra forme. La forme ne signifie pas seulement le contour, la silhouette ou le style de la maison. La forme c’est ce qui destine l’ensemble organisé à être ce qu’il est, qu’on a voulu qu’il soit, la maison en l’occurrence, qui va servir d’habitation, un espace qui protège des intempéries, où l’on vit pour y manger et dormir. La forme c’est ce qui donne à l’être d’être ce qu’il est. Elle est le principe qui ordonne et organise la matière pour en faire un être de telle nature.

- la cause formelle c’est ce par quoi nous connaissons l’être. Nous en avons l’Idée. On aperçoit ici la nouveauté par rapport à Platon : l’Idée naît de la forme et non plus de la réminiscence d’une connaissance acquise par l’âme avant qu’elle ne s’échappe de la substance-mère.

 

La matière est en puissance d’être en acte

La forme est principe de spécification. C’est parce que les ailes du machaon sont tachetées de rouge, de jaune, de bleu qu’on range cet insecte diurne dans la famille des papillons; c’est parce que cet autre insecte est pourvu de mandibules broyeuses et d’élytres qu’on peut ranger les hannetons, les coccinelles etc. parmi les coléoptères. Chaque individu occupe telle portion de l’espace, se trouve donc bien distinct d’un autre. La forme est limitée à chacun des sujets individuels par la matière dont il est fait. La matière est donc bien principe d’individuation (cette maison-là n’est pas une autre; et chacun de nous est irréductible).
En revanche on ne construit pas n’importe quoi avec n’importe quels matériaux. Si avec les parpaings, les briques et les ardoises on peut construire un bureau de poste ou un garage il nous serait impossible de fabriquer des saucisses et l’on peut être assuré qu’on ne tirera pas d’un bébé phoque un morceau de reblochon. Ainsi y a t-il corrélation entre la matière et la forme.
La matière est comme disponibilité à devenir ceci ou cela. En attente de l’avènement, elle est en puissance par rapport à la forme qui l’actue. Ni la matière ni la forme, au plus haut degré de leur considération, ne ressemblent à quoi que ce soit. Ce sont des concepts, accessibles par voie d’abstraction, que nous avons pu cependant montrer en nous servant de l’image de la maison en construction.

Munis de ces concepts on peut les mettre en relation. On peut alors déduire que la forme est à la matière ce que l’acte est à la puissance.

Les accidents

Le soir la maison présente ses volets fermés, l’hiver son toit enneigé, l’été ses murs brûlants. Ces qualités caractéristiques sont appelées par Aristote des accidents. Si la substance existe en soi, comme Pierre ou Anne, l’accident, lui, n’existe pas en soi. Il existe en revanche dans un autre qui en est le sujet. Si Pierre mesure deux mètres, la taille de deux mètres n’existe pas en soi mais se rapporte à la substance de Pierre. On peut donc dire que la substance est en puissance par rapport à ses accidents.

 

Qu’est-ce que l’homme pour Aristote ?

L’homme n’est pas une dualité telle que l’envisageait son maître Platon selon lequel le corps est le tombeau de l’âme. Pour Aristote l’homme est une unité psychosomatique, où l’âme est principe d’organisation (anima = principe d’animation, de vie), l’âme est forme de l’être vivant, qui lui donne d’être ce qu’il est, un “être vivant”.

L’âme de l’homme est douée de raison, alors que l’âme des plantes, dite végétative, ne l’est pas, ni l’âme des animaux qu’Aristote qualifie de sensible.

L’âme est liée au corps et n’existe qu’avec le corps. Ce qui, en langage aristotélicien se dit ainsi : l’âme ne peut exister sans la matière dont elle est la forme et disparaît avec elle (avec la matière).

Si l’âme s’efface avec le corps au moment de la mort, on présage de la difficulté dont  Thomas d’Aquin devra se sortir pour intégrer Aristote à la vision chrétienne !

 

Gérard LEROY

  • (1) Aujourd’hui Staghira, séparée du Mont Athos par une clôture (env. 8000 habitants)
  • (2) qui établit la tutelle macédonienne sur la Grèce.
  • (3) Épaminondas est un militaire, l’un des chefs du parti démocrate de Thèbes qui écrasa les Spartiates au début du IVe siècle av. J.C..