Pour Florin Dumitrescu, en hommage amical

 

Les XIIe et XIIIe siècles ont été une grande période de traduction des œuvres ou des fragments traduits du grec en arabe par les savants de la "Maison de la sagesse" à Bassorah, puis de l'arabe en latin, dans les grandes écoles de traduction de Tolède, de Barcelone ou de Cordoue (cf. notre article : Comment les œuvres grecques classiques sont-elles parvenues en Occident).
 
 
Parmi ces traductions on retrouve des commentaires arabes des philosophies grecques. Ces textes participent à l'avènement d'une véritable philosophie hellénistique de l'islam, la falsafa (traduction du grec "philosophie"), et avec elle les prestigieux philosophes tels que Al Kindi († 813), Al Farabi († 950), Ibn Sina, plus connu sous le nom d'Avicenne († 1037), enfin Abú al-Walìd ibn Ruchd, connu sous le nom d'Averroès († 1198), touche-à-tout ayant pratiqué la médecine, les mathématiques, la théologie et bien entendu la philosophie.
 
 
Ces falasifa, ces philosophes, distinguent la vérité révélée et la vérité qu'on peut atteindre par la raison. Non pour les opposer mais pour les unir puisqu'il ne peut y avoir pour eux qu'une seule vérité.
 
Averroès succède à Avicenne à plus d’un siècle d'intervalle. Les pensées des deux hommes sont pourtant proches. Le problème de la connaissance avait été au cœur de chacune de leur réflexion, qui s’arc-boutait sur la distinction, établie par Aristote, entre les intellects humains en puissance de conceptualiser des objets, et l’intellect en acte, sorte de catalyseur sans lequel il n’y aurait aucune connaissance abstraite, puisque c'est cet intellect en acte qui permet qu’en nous s’effectue le passage de la puissance à l’acte. Cet intellect-là est à la fois unique et opératoire pour chacun des individus. Difficulté : comment concevoir une destinée particulière à chaque âme humaine ? D’autre part, et autre difficulté : Averroès comme Avicenne, chaussés de lunettes néoplatoniciennes, regardaient le monde comme une émanation d'une substance divine : le monde était donc éternel, il n’avait donc pas de commencement. Exit la création du monde.
 
L'ontologie tente de démontrer que l’être se dédouble en être nécessaire et en être possible. Un possible est aléatoire, contingent, dépendant d’une cause elle-même possible, ne devenant réel que sous la motion d’une cause absolument nécessaire, alors que le nécessaire existe par soi, en vertu de sa propre essence qui lui donne d’exister. La Providence est alors conçue par Avicenne, comme l’agrément volontaire donné par Dieu à l’ordre des choses qui découlent nécessairement de lui (1).
 
Si tout ce qui est possible a bien une essence —c’est “ceci” et non pas “cela”—, cette essence n’inclut pas nécessairement le principe de son existence réelle. Il convient donc, en tout être —sauf en Dieu dont l’essence est précisément d’exister—, de distinguer l’essence et l’existence. On perçoit bien la croyance en un Dieu révélé par le Coran (2) et l’influence de la philosophie aristotélicienne sur Averroès. Pour lui, Dieu crée en actualisant toute une série de possibles que la cause nécessaire, en rapport avec la causalité divine, rend à leur tour nécessaires. Avicenne comme Averroès un siècle plus tard, comme Moïse de Narbonne au XIVe siècle (3), se placent dans la perspective grecque qui fait procéder les êtres du Premier moteur, nécessaire et divin, vers lequel ils sont appelés à retourner.
 
 

Thomas d'Aquin est à Paris quand les esprits s'enflamment pour les idées d'Averroès dont on débat avec passion dans l'université, toute proche du couvent Saint-Jacques où réside le dominicain.
 
 Au cœur de la mêlée il y a le Traité de l'âme, d'Aristote, commenté par Averroès qui rejette la faculté personnelle de penser.
 
 Thomas d'Aquin s'oppose à Averroès (4).
 La forme (au sens aristotélicien) de l’objet, autrement dit ce qui lui donne d’être ce qu’il est, c'est ce qu'Aristote appelle l’ idée. L’intellect humain, en puissance d’accueillir les formes des objets, c'est ce qu'il appelle l’intellect patient. Mais alors, qu’est ce qui fait passer de la puissance à l’acte de connaissance ? C'est un intellect actif, appelé intellect agent, qui vient de l’extérieur, qui entre par effraction en quelque sorte.
 

L’intellect patient est en puissance de recevoir le contenu intelligible de l’objet, en puissance d’en être “informé”. Mais comme rien ne saurait se faire passer soi-même de la puissance à l’acte, il faut en déduire l’existence d’une instance actualisante. Ce sera l’intellect agent. Cet intellect agent est-il multiple ? Thomas professe que chacun a le sien propre.
 
 
Comment se présente l’intellect agent ? Là dessus notre philosophe nous laisse nous débrouiller pour en préciser la nature. D’aucuns l’ont identifié comme l’Intellect agent universel, d’autres, notamment les chrétiens du Moyen Âge, à l’agent envoyé à chacun par l’Intellect divin. Est-il rond, rectangulaire, rouge ou blanc? Est-il lourd, se déplace t-il ? Ces questions ne sont pas si fantasques qu’elles le paraissent. Car si toute connaissance exige l’intermédiaire des sens, que pouvons-nous dire de l’intellect agent dont nos sens n’ont aucune expérience ? Disposons-nous, en somme, d’un moyen d’affirmer l’existence de la réalité spirituelle ? Thomas avance, une fois de plus, la théorie aristotélicienne de la connaissance : “Il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait d’abord été dans les sens.” Mais il s’empresse d’ajouter que nous pouvons attester d’une réalité spirituelle si celle-ci se manifeste par des effets sensibles. Il est en effet possible d’affirmer avec certitude une réalité avec laquelle nous n’avons aucun contact direct. Si, par exemple, nous apercevons des pas sur le sable, il est indéniable que ces empreintes sont celles d’une réalité avec laquelle nous n’avons aucun contact sensible. Si nous y reconnaissons des pas d’homme nous en concluons qu’un homme les y a laissés en marchant sur le sable. De la même façon, s’il y a des réalités spirituelles qui ont des effets sensibles, nous pourrons conclure à leur existence.
 

Cela ne veut pas dire que nous sommes capables de connaître la réalité spirituelle en elle-même, mais simplement que "elle est".
 
 

 
Gérard LEROY
 

 

 

    •    (1) 'inaya . Cité par Louis Gardet, Dieu et la destinée de l’homme,  IX Traité d’Études musulmanes, Vrin, 1967, p. 126.
    •    (2) voir aussi le thème du retour à Dieu, al-ma'ad, qui est un thème majeur dans le Coran; cf. Coran 80, 22; 26, 50 etc.
    •    (3) cf. Maurice R. Hayoun, La philosophie et la théologie de Moïse de Narbonne (1300-1362), Tübingen, Mohr,1989, 322 pages.
    •    (4) Thomas d'Aquin, De l'unité de l'intellect contre Averroès, édition bilingue publiée sous le titre Contre Averroès, trad. par A. de Libéra, Flammarion, 1995. Ce texte est perçu comme l'une des œuvre majeures de l'histoire de la philosophie.