Pour Antoine Schurr, ce clin d'œil amical

Je vous invite en Cappadoce, au cœur de la Turquie actuelle, au IVe siècle. Là, l’empereur romain Tibère, contemporain de Jésus, ayant annexé cette contrée lointaine de Rome, y fit construire une capitale, Kayseri (1), c’est-à-dire César, qu’on nomme Césarée, en son honneur bien sûr. On n’est jamais mieux servi que par soi-même ! À ne pas confondre avec la Césarée de Palestine qui se trouve entre Tel Aviv et Haïfa, Césarée de Cappadoce est une ville vivante, opulente, cultivée, dotée de thermes, d’un théâtre. On y donne régulièrement des fêtes.

 

À lire la première lettre de saint Pierre (2), on constate que la Cappadoce est très tôt évangélisée. On ne comptera pas moins de sept évêques de Cappadoce présents au concile de Nicée. Cette région du Pont, au sud de la Mer Noire, que les Grecs avaient appelée Pont-Euxin (“mer hospitalière”), n’a pas été épargnée par la grande persécution de Dioclétien, terminée en 311. 

 

Les détails des sévices encourus par les chrétiens fortunés et influents de cette région nous sont fournis par cette famille chrétienne d’avocats et d’enseignants d’où naissent Basile de Césarée et Grégoire de Nysse. Basile est né vers 329, Grégoire deux ans plus tard. 

 

Basile et Grégoire ont huit frères et sœurs, dont Pierre, futur évêque de Sébaste. Leur grand-mère leur a transmis les enseignements d’un certain Grégoire le Thaumaturge (3). Basile, lui, est un enfant réputé doué, formé d’abord par son père. Il est envoyé avec son frère à Constantinople pour étudier, puis à Athènes. C’est là, à Athènes, qu’il se lie d’une amitié indéfectible avec Grégoire de Nazianze. Avant que sa sœur Macrine le rappelle à la raison, Basile aura passé sa jeunesse à goûter aux vanités du monde. Mais dans le même temps il se nourrit de la culture classique qui façonnera le pasteur attentif, épris de justice, et d’une grande charité.

 

De retour à Césarée, Basile est baptisé à presque trente ans, en 357. L’année suivante son père meurt. Basile vend tous ses biens, se retire solitaire, quand bien même la vie ascétique fragilise sa santé. Il séjourne en Syrie, puis en Palestine, puis sur les bords de l’Oronte, qui traverse la Syrie, où son ami Grégoire de Nazianze le rejoint parfois. Il choisit de vivre en communauté, pour éviter les excès qu’il avait constatés chez certains anachorètes. Basile rédige alors une Règle qui deviendra le modèle de tout le monachisme oriental.

 

 

Ordonné prêtre en 362, Basile est alors plongé dans un monde où le luxe insolent des riches offense l’extrême pauvreté du bas peuple. Il prêche, avec passion, violence même. Rebelle et intrépide il reste indifférent aux pressions des puissants. Voilà qu’en hiver 368-369 une famine s’abat sur la Cappadoce. Basile se fait alors le serviteur des pauvres. Il nourrit les affamés, soigne les malades, et réconforte les mourants.

 

À quarante ans, Basile est élu au siège épiscopal de Césarée de Cappadoce. Comme évêque, il a l’occasion d’affronter l’empereur Valens, pro-arien. Cette confrontation entraîne deux œuvres dogmatiques : le  Contre Eunome (4),  adressé à un évêque cappadocien qui professait un arianisme radical. À force d’échanges —comme quoi le dialogue est utile—, Basile en vient à convaincre Eunome de la parfaite égalité de nature du Fils et de l’Esprit avec le Père. L’autre œuvre intitulée le Traité du Saint Esprit (5), est “un chef d’œuvre” selon G. Bady, un ouvrage qui ne se limite pas à affirmer la divinité de l’Esprit mais en décrit admirablement l’action dans la foi, la liturgie, la prière, la vie quotidienne de l’Église.

 

La fermeté de Basile de Césarée face aux puissants participe à son prestige. Celui que l’Église appelle déjà “Basile le Grand”, continue le combat contre l’hérésie arienne, et contre les modes de cette société ivre de jouissance égoïste, que Basile épingle à travers quelques unes de ses trois cent lettres. 

 

Basile a l’idée de construire une ville, qui ressemble à un vaste monastère et que les gens vont appeler “La Basiliade” ! C’est un véritable foyer économique, avec une cité ouvrière organisée autour d’une maison de prières, des maisons d’habitation dont profitent les prêtres, mais aussi les employés, les ouvriers, les magistrats, les hôtes de passage. L’ensemble est doté d’un hôpital, où Basile remplit les marmites ! Il partage aussi avec son ami Eustathe de Sébaste l’idée d’un “cellier de la pitié”, où Eustathe bâtit un hospice pour vieillards. L’ensemble est terminé en 374. L’empereur Julien en vient lui-même à reconnaître  que les chrétiens sont remarquables dans l’assistance charitable.

 

Basile ne fut pas que l’inventeur de la soupe populaire. Il fut aussi l’un des grands théologiens de son temps. Avec son frère Grégoire de Nysse et son ami Grégoire de Nazianze ils constituent le trio Cappadocien qui marque l’Église d’Orient de ce IVe siècle par la justesse et la rigueur de leur théologie.

 

La théologie de Basile part du Père “principe de tout et cause de l’être de ce qui existe, la racine des vivants”. Et surtout “il est le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ”, lequel est “image de la bonté du Père, et son empreinte, toute égale à lui”. Basile montre que le Verbe incarné a accompli, par son obéissance et sa passion, la mission de Rédempteur de l’homme. En second lieu, Basile se penche longuement sur le Saint-Esprit, auquel il a consacré le livre évoqué plus haut, dévoilant comment l’Esprit anime l’Église, la remplit de ses dons, la sanctifie. La lumière resplendissante du mystère divin se reflète sur l’homme, image de Dieu. Basile exalte sa dignité. 

 

Dans une de ses Lettres Basile insiste sur le fait que le chrétien ne peut que reconnaître que les hommes sont tous frères, d’un même Père; que la vie est une administration des biens et des talents reçus de Dieu, dont chacun est responsable vis-à-vis d’autrui ; le riche doit donc coopérer avec les membres d’un même corps (Lettres 203, 3).

 

Quant à son action liturgique, Basile l’avait commencée à Césarée tandis qu’il était jeune prêtre. Pour garder vivants notre amour de Dieu et notre amour des hommes, l’Eucharistie est nécessaire, dit-il, (cf. Du baptême, 1, 3 ; SC 357, 192). Pouvoir participer à l’Eucharistie est cause de joie immense (Moralia, 21, 3), car elle fut instituée “pour garder sans cesse le souvenir de celui qui est mort et ressuscité pour nous” (id. 80, 22). 

 

Basile ayant introduit une nouvelle manière de chanter, la tradition orientale s’est appropriée ses réformes liturgiques qui sont toujours en vigueur aujourd’hui dans le rite byzantin, pendant le carême et pour la célébration des grandes fêtes de l’année. Comme à l'église St-Julien le Pauvre, à Paris, où l’on peut apprécier la splendide liturgie byzantine, chantée en grec et en arabe. 

 

Vis à vis du prochain, Basile est un précurseur de l’action sociale, au cœur d’une société qui souffre à cause d’une fiscalité écrasante et des pratiques usurières. En un temps de famine et de calamités, le saint évêque exhortait les fidèles en des termes passionnés, à “ne pas se montrer plus cruel que les animaux (…) en s’appropriant ce qui est le bien commun, et en se réservant à soi seul ce qui est à tous” (Hom. En temps de famine ; Patr. gr. 31, 325a). 

 

La sollicitude de Basile est exprimée dans cette image : “Tous ceux qui sont dans le besoin ont les yeux fixés sur nos mains, comme nous-mêmes avons les yeux fixés sur celles de Dieu quand nous sommes dans le besoin”. 

 

À l’image des abeilles

Le pape Benoit XVI a souligné l’intérêt de Basile pour les jeunes. Basile leur a en effet adressé un discours sur la façon de tirer profit de la culture du temps. Avec un parfait esprit d’ouverture, Basile a su déceler dans les littératures classique, grecque et latine, ce qu’elles recèlent d’exemples de vertu. Ce sont ces exemples de vie qui peuvent être utiles au développement du jeune chrétien, à l’acquisition d’un véritable et authentique “discernement”, pour croître dans la liberté. 

 

En un texte devenu célèbre Basile use de l’image des abeilles qu’il faut imiter car elles ne recueillent sur les fleurs que ce qui sert pour le miel. Ce texte fera la joie de la Renaissance. Basile recommande ceci : 

Comme les abeilles savent produire le miel à partir de fleurs, à la différence des autres animaux qui se limitent à jouir de leur parfum et de leur couleur, il en est avec ces écrits (…) dont on peut tirer quelque bienfait pour l’esprit. Nous devons utiliser ces livres en suivant tout simplement l’exemple des abeilles. Elles ne se posent pas indistinctement sur toutes les fleurs, et elles ne cherchent pas non plus à tout emporter de celles sur lesquelles elles se posent, mais elles n’en tirent que ce qui sert à la fabrication du miel, et délaissent le reste. Quant à nous, si nous sommes sages, nous ne prendrons de ces écrits que ce qui nous est convenable et est conforme à la vérité, et nous laisserons le reste de côté (id. 4). Basile recommande par-dessus tout aux jeunes de croître en vertu, dans un mode de vie droit : « Alors que les autres biens (…) passent d’un côté à un autre, comme dans le jeu de dés, seule la vertu est un bien inaliénable qui demeure durant la vie et après la mort” (Ad Adolescentes 4, 5).

Sa correspondance nous permet de découvrir la vie quotidienne des chrétiens, les questions sociales qui les sollicitaient, et la force déployée par ce pasteur hors-pair.

 

Tout d’abord, qui donc, en entendant les noms de l’Esprit, n’est pas soulevé en son âme et ne porte pas sa pensée vers la nature la plus haute ? Car on le dit Esprit de Dieu, “Esprit de vérité, qui procède du Père” ( Jn 15, 26) [...], “Esprit Saint” (Ps 50, 13) : voilà son appellation par excellence [...]. un nom de l’être incorporel purement immatériel et indivisible. C’est pourquoi le Seigneur dit : “Dieu est Esprit” (Jn 4, 24). Il n’est donc pas possible quand on entend ce nom Esprit, de s’imaginer une nature aux concours nettement tracés, sujette à des changements et à des altérations, bref : semblable à la créature [...].

Vers lui se tourne tout ce qui a besoin de sanctification, c’est lui que recherchent tous ceux qui vivent selon la vertu [...]. Capable de parfaire les autres, lui-même ne manque de rien. Ce n’est pas un vivant à qui il faut redonner des forces : c’est lui qui pourvoit à l’entretien de la vie, il ne s’accroît donc pas par adjonctions successives, il possède d’emblée la plénitude [...]. Source de sanctification, lumière intelligible, il offre par lui-même à toute puissance rationnelle comme une sorte de clarté pour découvrir la vérité [...]. Simple par essence, divers dans ses miracles, tout entier présent à chacun et tout entier partout à la fois. Il est partagé sans être affecté; il reste entier et pourtant se donne en partage, à l’image d’un rayon de soleil dont la grâce est présente à celui qui en jouit comme s’il était seul à le faire, alors qu’elle brille sur terre, sur mer, et s’est mêlée à l’air.

De même, l’Esprit, présent à chacun de ceux qui sont capables de le recevoir comme s’il était seul, émet pour tous en quantité suffisante la grâce qu’il détient en plénitude... les âmes porteuses de l’Esprit, recevant de l’Esprit la lumière, deviennent elles aussi spirituelles et renvoient sur les autres la grâce. De là viennent la connaissance anticipée de l’avenir, l’intelligence des mystères, la compréhension des choses cachées, le partage des dons de grâce, la participation à la cité céleste, la danse avec les anges, la joie sans fin, la permanence en Dieu, la ressemblance avec Dieu et la chose désirable entre toutes : devenir Dieu.

Traité du Saint-Esprit, 22-23, trad. A. Maignan, “Les Pères dans la foi” 11, Desclée de Brouwer, Paris 1979, pp. 63-65. 

 

Le concile de Constantinople, qui va s’ouvrir en 381, soit deux ans après sa mort, mettra un terme à la crise arienne que Basile avait combattu sans répit. Voici l’éloge qu’en fit son ami Grégoire de Nazianze, après sa mort : “Basile nous convainc que nous, parce que nous sommes humains, ne devons pas mépriser les hommes, ni, par notre inhumanité à l’égard des hommes, outrager le Christ, chef commun de tous ; mais bien plutôt, dans les disgrâces qui atteignent le prochain, devons-nous répandre le bien et emprunter de Dieu notre miséricorde, parce que nous avons besoin de miséricorde” (Grégoire de Nazianze, Discours 43, 63). 

 

Gérard LEROY, le 6 décembre 2013

  1. Cette ville compte aujourd'hui près d'un million d'habitants.
  2. 1 P, 1, 1 : l'apôtre s'adresse, entre autres, aux "étrangers dispersés de la Cappadoce".
  3. Grégoire le Thaumaturge fut d'abord l'élève d'Origène avant d'être élu, vers 238, évêque de Néocésarée. L'œuvre pastorale de Grégoire a converti toute la région. Après avoir été dénommée Sébaste, la ville appelée aujourd'hui Niksar, compte environ quatre-vingt-dix mille habitants.
  4. Éditions du Cerf, coll. Sources chrétiennes (2 T).
  5. Éditions du Cerf, coll. Sources chrétienns.