À l'occasion du trentième anniversaire de la mort de Georges Brassens les manifestations se multiplient, tant à Paris qu'à Sète et ailleurs (1). Notre ami Paul Marco nous gratifie de cet article et nous l'en remercions vivement.

   Allons enfants de la camarde !!!

Il fallait bien qu’un jour Atropos se décidât à couper le fil auquel le pauvre Georges était suspendu. Comment aurait-elle pu laisser lutter et souffrir plus longtemps celui qui avait fait de la Camarde une vedette à part entière, qui l’avait propulsée sur les planches de Bobino ou de l’Olympia, qui l’avait faite aimer de l’Oncle Archibald, qui l’avait baladée en corbillard de fête ! Bien sûr il s’était souvent moqué d’Elle, il lui avait mis des fleurs dans les trous du nez  mais avec quel talent !….  C’est vrai que cela faisait un moment qu’Elle le poursuivait ‘’d’un zèle imbécile’’ et que ce crabe qui  rongeait son futur client était le meilleur allié. Finalement, puisqu’il avait voulu être enterré sur la plage de Sète, autant le faire mourir à Saint Gély du Fesc : de Saint Gély à Sète il n’y a qu’un pas. Ce 29 Octobre 1981 la Grande Faucheuse a donc fait son œuvre, la Poésie Française était en deuil, et un peu plus tard René Fallet pouvait écrire : "Avec Georges nous parlions en riant de la mort…depuis qu’il est mort la mort ne fait plus rire personne." (2) 

Brassens et la camarde

Impossible d’aborder le sujet sans faire appel en premier lieu aux "amis de Georges’’ : René Fallet, André Tilleu, Eric Battista, Pierre Louki et les autres… qui, forts de leur amitié et riches de souvenirs ont, à un moment ou un autre, noté des  bribes de conversation ou de grands moment de vie avec Brassens. Peut-être leurs transcriptions sont elles trop empreintes de sympathie mais elles ne peuvent être que sincères et de ce fait je les prends pour totalement authentiques…

Les archives des radios ou de la télé sont aussi une mine précieuse. Certes Brassens avait la retenue et la pudeur vraie des hommes du Sud et répugnait à s’épancher (il n’y a que les Parisiens pour croire que les méditerranéens sont des Marius et Olive…),   mais son souci de vérité l’amenait lors des interviews  à répondre exactement aux questions posées ; et sur ce point j’avoue que j’ai abondamment puisé dans les archives de l’I.N.A. et dans le livre de Loïc Rochard "Brassens, propos d’un homme singulier" écrit avec la précision du chercheur mais aussi avec l’évidente admiration de l’auteur pour Brassens.

Et cette première citation "volée" dans cet ouvrage m’a conforté dans l’idée de poursuivre mon essai sur ce thème de la mort :

G.B. :« Chez tous les poètes on parle beaucoup de la mort. Je ne suis pas poète, moi, entendons nous bien. Mais je veux dire que tous les gens que j’ai lus parlaient beaucoup de la mort, alors je me suis dit : "Tiens, c’est un thème comme un autre la mort". Enfin, la terminologie de la mort et tout l’attirail qu’il y a autour facilitent quand même bien les choses. Le mot corbillard me plaît, le mot croque-mort me plaît. Les tombes, les tombeaux…allez savoir pourquoi. Et puis peut-être parce que j’y ai un peu pensé… » (3) 

La mort est omniprésente  dans le répertoire de Brassens, dans ses interviews, mais aussi dans le choix  des textes d’autres auteurs qu’il a mis en musique. Parfois un seul disque contient plusieurs chansons sur ce thème de la mort. Mais elle n’est jamais la mème, tantôt prise en dérision, tantôt inquiétante, parfois complice, parfois joyeuse, simple prétexte ou vedette à part entière. J’ai sélectionné trois thèmes: la mort joyeuse, la mort des autres et sa propre mort, mais rien ne dit qu’au fil de l’écriture de cet opuscule je n’en découvre pas d’autres…

La mort joyeuse.

G.B.  : "Il est difficile, vous savez, de vivre et de ne pas penser à la mort. Ceux qui n’y pensent pas ont tort, j’y pense assez souvent mais les poètes y ont pensé avant moi et je trouve que c’est un sujet agréable. Et puis j’aime bien rigoler aux enterrements.. »

Il est vrai que c’était une gageure que de mettre la mort sur les planches d’une scène de music-hall et de la décrire "telle une femme de petite vertu… retroussant un peu plus haut qu’il n’est décent son suaire" (5), mais présentée comme telle Brassens nous la rend sympathique puisque dans ses bras on est "hors de portée des chiens, des loups, des hommes et des imbéciles..." L’image de  ce couple hors du commun qui part "bras dessus bras dessous je ne sais où faire leur noces" n’est-elle pas aussi celle des "amoureux des bancs publics" arrivés en fin de course…?

André Tilleu rapporte qu’un soir, alors que Brassens  chantait sur scène l’Oncle Archibald, et que lui mème était en coulisse avec Pupchen, cette dernière lui avait fait cette remarque : "Avec Georges, la mort n’est jamais désespérée."

Oui, "la belle ne semblait pas si féroce" et avec elles les enterrements étaient prétextes  à de curieuses mises en scène : avec cette mort facétieuse on peut imaginer en écoutant "Les Funérailles d’antan" qu’en lieu et place d’une pompeuse Harmonie municipale déroulant l’éternelle Marche Funèbre de Chopin derrière un corbillard, le défunt aurait droit à une clique de village avec quatre pelés et un tondu qui  swingueraient l’air des "Funérailles d’antan" en suivant un char de carnaval, un énorme hélicon assurant le "boumboum" rythmique de la contrebasse (la vieille) de Pierre Nicolas.(pom pom pom-pes funèbres…). Arrivés devant le domicile du défunt, un peu comme on chante "Allez vient boire un petit coup à la maison !" on rencontrerait les parents du mort qui lanceraient  l’invitation : "Y a un mort à la maison, si le cœur vous en dit, venez l’ pleurer avec nous sur le coup de midi..." Il ne manque que le litre de rouge et le vrai saucisson, coupé en tranches épaisses comme il se doit. Bénie soit cette époque où, même s’ils n’étaient pas riches "les gens avaient cœur de mourir plus haut que leur cul’’.

Joyeuse aussi cette quête des héritiers de Grand Père à qui la mort "fit le coup du père François"; par tous les moyens (mais "ils sont légers d’argent…") ils veulent offrir à leur aïeul une sépulture décente. Grâce à cette paire de bottes dont ils ont hérité ils vont ouvrir les portes des empêcheurs d’ "enterrer en rond ".

"Or, j'avais hérité de Grand Père

Une paire de bottes pointues                                                                                                                       S’il y a des coups de pieds quelque part qui se perdent                                                                             Celui là touche à son but.. !!’’                                                   

Celui qui ne coopère pas se trouve aussitôt affligé d’une convergence fessière insolite. Quelle trouvaille cette ‘’fesse qui dit merde à l’autre’’ ! Cela n’est pas de la paillardise, c’est du génie ! (6)

Rigoler au sujet de la mort, Brassens ne s’en est jamais privé. Il avait mème rédigé une épitaphe cocasse :                                                                                          

« Ici git Georges Brassens qui vécut à Saint Maur(*) et devint immortel en parlant de la mort » Brassens avait précisé : «  astérisque : parce que je n’ai jamais mis les pieds à Saint Maur »...

..

Hélas toutes les morts ne prêtent pas à rire ; dans un autre registre Brassens va prouver une fois encore et bien qu’il s’en soit toujours défendu, qu’il est un grand poète.

Brassens et la mort des autres

G.B. : « J’ai  eu la malchance de perdre beaucoup d’amis. Si on a quelques amis, on va forcément aux enterrements parce que ces cons-là ont la fâcheuse tendance, ont la fâcheuse manie de mourir. Je répète le mien en allant à l’enterrement des autres. » (6)                                                                     

Le Vieux Léon (Disque V) était-il un ami ? De l’aveu même de Brassens non ! C’était un joueur d’accordéon dont la bande à Georges se moquait un peu, et qui sévissait près de l’impasse Florimond. C’est quand l’accordéon s’est tu que Brassens a trouvé que le Vieux Léon manquait, et il lui a dédié cette chanson. Il  a choisi, à la façon de Verlaine dans la "Chanson d’Automne" (les sanglots longs/ des violons/de l’automne… ) ou dans le "Colloque sentimental" (la lune blanche/luit dans les bois/de chaque branche/, part une voix/…) d’écrire ce texte en quatrains ce qui ne me parait pas être une forme courante d’écriture pour une chanson. Ce choix de vers à quatre pieds et une musique sur un tempo à trois temps vont donner à la chanson un rythme de valse qui évoque le bal musette et l’accordéon. Le Vieux Léon est  "Parti bon train /voir si le bastrin/-gue et la java/avaient gardé/droit de cité/chez Jéhovah." Pendant trois minutes et quarante six secondes le musicien des rues, le joueur de piano à bretelles, va ressusciter pour le plus grand bonheur des nostalgiques d’un temps où la chanson était dans les rues.     

"C’est une erreur,           

Mais les joueurs                                                                                                                                        

D’accordéon 

Au grand jamais   

On ne les met

Au Panthéon" 

          René Fallet, après avoir salué la prouesse technique de ces quatre vingt seize vers écrivait : « Si nous étions quelque chose dans le clergé nous proposerions de jouer "Le Vieux Léon" à l’enterrement de tous les musiciens. Sainte Cécile, aimablement citée dans la chanson ne dirait pas non. ». Il avait certainement raison….

 

La musique

D’une façon générale on peut dire que Brassens écrivait "avec l’oreille", à la façon  d’un Giono, d’un Pagnol ou d’Audouard ; comme les hommes du Sud, il ne lui suffisait pas de trouver le mot juste, il lui fallait trouver le mot qui sonnait bien, qui ne rompait pas le rythme, la ligne d’une chanson et qui, en outre, véhiculait une image. C’est sans doute pour cela qu’il a choisi de mettre en musique ce poème de Lamartine : en lui même ce texte était déjà une chanson que l’on pourrait presque déclamer en forme de lamento.                                                            

« C’est la saison où tout tombe                                                                                               

Aux coups redoublés des vents                                                                                                

Un vent qui vient de la tombe                                                                                                  

Moissonne aussi les vivants... »                                                                                               

….                                                                                                                                               

« Quoique jeune sur la terre                                                                                                            

Je  suis déjà solitaire                                                                                                                       

Parmi ceux de ma saison ;                                                                                                           

Et quand je dis en moi-même :                                                                                                

« Où sont ceux que ton cœur aime ? »                                                                                    

 Je regarde le gazon.                                                                                      

Pour ceux qui en douteraient encore, les "oreilles de lavabo" qui prétendent que la musique de Brassens est pauvre et sans intérêt harmonique, la façon dont le texte a été mis en valeur, avec un accompagnement en forme d’arpège juste scandé par la basse de Pierre Nicolas en début de vers, le démenti est évident : Brassens est aussi un musicien . 

Bonhomme

C’est en 1942, alors qu’il avait été embarqué dans l’aventure du S.T.O.  (qu’il allait rapidement abandonner avec la complicité de son ami au cours d’une permission) que Brassens a composé la première  version de cette chanson. A l’origine Bonhomme n’était pas Bonhomme mais Grand Père, et le texte était beaucoup plus long (7). Comme souvent Brassens  allait mettre momentanément ce texte en réserve, le  garder dans un coin de sa mémoire puis une fois peaufiné, lissé, il allait  ressurgir en 1957 avec une force poétique et un "son" hors du commun ; la richesse  sonore de  la chanson en fait  un des grands poèmes du 20ème siècle : cette image de la « pauvre vieille de somme» dont le mari est en train de mourir, que l’on voit courbée « à travers la forêt blême », cette redondance «du bois mort et des doigts gourds » sont le signe d’un rare talent poétique. Ce n’est plus de la chanson, c’est autre chose

" Rien n’arrêtera le cours                                                                                                           

De la vielle qui moissonne                                                                                                           

Du bois mort de ses doigts gourds                                                                                               

Ni rien ni personne…"                                

 

Paul MARCO, le 4 / 7 / 2011

  1. 1.    Nous recommandons cette exposition remarquable "Brassens ou la liberté", à la Cité de la Musique à Paris (M° Porte de Pantin), jusqu'en août

        2.    R.Fallet 18/02/1983 Journal de A à Z

        3.    Avec Philippe Nemo-« l’amour de la musique et de la langue française » France Culture 17 et 19/02/1974

        4.    Avec Jean Claude Bringuier-« 10 ans de trac » Cinq colonnes à la une, le 07/12/1962

        5.    Oncle Archibald :disque IV

        6.    Grand Père : disque IV

        7.    cf. le texte de Battista, op. cit. page 119