Pour Samuel Mourier, en hommage amical

    Fin XIXe siècle, la France souffre comme de coutume de sa maladie chronique. Elle est encore divisée en deux. La Révolution a été identifiée, à tort ou à raison, à la laïcité, aux droits de l’homme et au progrès; le camp d’en face, c’est celui de la Restauration, du cléricalisme romain, de la résistance aux libertés et à la modernité.

Au début de la IIIe République (1870), le catholicisme en France est lié à la droite conservatrice et réactionnaire. La masse protestante est violemment hostile aux catholiques en qui elle voit toujours des persécuteurs. Les protestants soutiennent activement le parti républicain, dans l’Ouest et les Cévennes, et contribuent au succès de la gauche aux élections de 1877. Gambetta devient alors, en 1879, Président de la Chambre, républicaine et anticléricale. Des épurations sévissent dans l’armée, la justice, les ambassades. Les catholiques se voient refuser l’accès à la fonction publique. L’enseignement primaire est interdit, à partir de 1886, à tous les nouveaux congréganistes, et les séminaristes se voient privés de la dispense du service militaire en 1889.

L’apaisement des passions, qui semble un temps s’amorcer à partir de 1893, reste fragile. L’affaire Dreyfus les réveille.

L’affaire Dreyfus c’est une affaire d’espionnage qui aurait été commis au profit de l’Allemagne. Une tragique erreur judiciaire du tribunal militaire a fait envoyer le Capitaine Dreyfus au bagne. On sait que Dreyfus sera grâcié en 1899 et réhabilité en 1906. Mais avant d’en arriver là, les tensions firent trembler le Ministère de la Défense nationale.

Aux yeux de la droite, défendre Dreyfus c’est attaquer l’armée et trahir la Défense nationale. En faveur d’Alfred Dreyfus, se portent La Ligue des Droits de l’homme et du citoyen qui vient grossir les rangs des protestants qui réclament la révision du procès, soutenus par quelques personnalités, comme le vice-président du Sénat, l’historien Gabriel Monod, l'écrivain Émile Zola, mais aussi le catholique Henri de Gaulle. Les adversaires de ces “dreyfusards” se retrouvent dans la Ligue de la Patrie française, qui développe un antisémitisme monarchiste et nationaliste, relayé par le journal La libre parole, qui veut défendre la France catholique contre “la conquête juive”.

Les républicains repenchent plus à gauche encore, les catholiques dans les rangs qu’ils affectent, la monarchie et l’antirépublicanisme.

En 1900 la France est encore sous le choc de l’affaire Dreyfus.

À Paris, le patron du quotidien sportif Le vélo, un dénommé Pierre Giffard, s’est engagé en faveur du Capitaine déchu. Dans le Conseil d’administration de Giffard se côtoient de grands patrons du cycle et de l’automobile : de Dion, Edouard Michelin... Ces gens-là, catholiques et monarchistes, sont à l’opposé de l’engagement de leur patron. Ils décident alors de faire sécession, et de créer un nouveau journal qu’ils appellent L’auto-Vélo. Son Directeur est Henri Desgranges, aidé dans son Conseil d’administration par un certain Victor Goddet.

Le patron du Vélo ne l’entend pas de cette oreille. Il porte plainte contre ses plagiaires. Henri Desgrange est condamné et doit abandonner son titre remplacé aussitôt pour devenir plus simplement L’Auto. Nous sommes le 15 janvier 1903. L’Auto, qui n’est ni plus ni moins que l’ancêtre de L’Équipe, tire à 20 000 exemplaires. La situation financière du nouveau quotidien est toutefois fragile. Henri Desgrange cherche alors une idée de promotion pour son journal. Il s’en confie à son ami journaliste Géo Lefèvre qu’il invite à déjeuner à la brasserie Zimmer, 10 rue du Faubourg Montmartre, juste en dessous des bureaux de L’Auto. Nous sommes le 18 janvier 1903. Géo Lefèvre partage l’embarras de Desgrange et lui lâche, sans grande conviction : “Pourquoi pas un Tour de la France à vélo ?.. On ferait des étapes espacées d’un ou plusieurs jours de repos, selon la distance parcourue... On additionnerait les temps accomplis à chaque étape... ” Desgrange croit à une folie ! Il en parle à l’argentier du journal, Victor Goddet.

Le lendemain, 19 janvier, L’Auto annonce en première page sur une colonne la création de “La plus grande compétition cycliste jamais vue.”

Le 1er juillet suivant, soixante coureurs, harnachés de leurs boyaux de rechange, se rassemblent devant l’Auberge du Réveil Matin, à Montgeron, dans l’Essonne, pour s’élancer vers Lyon, où Maurice Garin gagne en 16h26’ ! Les coureurs rejoindront Marseille dans les jours suivants, puis Toulouse, puis Bordeaux, qu’ils quitteront pour Nantes où la presse locale ne manifeste qu’un faible intérêt malgré les 425 kilomètres parcourus depuis Bordeaux. Vingt et un rescapés qu’on croirait réchappés de la mine, rallieront enfin Paris, où les attendent trente mille spectateurs, autour de la piste municipale de Vincennes, que les titi parisiens appellent la Cipale. Nous sommes le 18 juillet 1903. Maurice Garin remporte l'étape, et le tour par dessus le marché, avec trois heures d'avance sur ses concurrents.

Une très grande épreuve est née, spectaculaire, s’accompagnant chaque année d’un enthousiasme populaire croissant, développé par la télévision, parfois salie par des tricheries, toujours attendue comme l’événement de l’été.

Sur la route, au sommet du Galibier, un monument a été édifié en hommage à son fondateur. Et si vous prêtez attention au maillot jaune, depuis la création du Tour, vous ne manquerez pas de remarquer en lettres discrètes, floquées sur le torse ou sur l’épaule, les initiales H.D. Ce sont celles d’Henri Desgrange.
 

Gérard LEROY, le 1er avril 2008