Pour Michèle & Gérard Lévy, avec mon amitié

   C'est souvent qu'est citée la fameuse déclaration de Paul Valéry : “Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles”. Cette leçon de l’histoire est illustrée par l’exemple classique de la chute de Rome qui avait amené Augustin à la même conclusion dans La Cité de Dieu. Mais nous éprouvons quelque difficulté à admettre cette loi générale pour l’appliquer à la civilisation de l’Europe moderne. Comment déclarer mortelle notre civilisation dont nous sommes si fiers et qui recueille tout l’héritage de la Grèce, de Rome, du judaïsme et du christianisme, et qui se pose elle-même comme engagée dans un processus de progrès continu ?

Notons que la crise dans laquelle les Européens sont entrés n’est pas conséquente à un envahisseur étranger. Elle est, en revanche, liée à un principe interne de destruction. Malgré les apparences et les illusions bien entretenues, l’Europe moderne est vulnérable, depuis sa sortie de la seconde guerre qui a laissé des cicatrices durables.

Si les aspects économiques de la crise ne sont apparus qu’au milieu des années 70, concomitamment au premier choc pétrolier, on assiste aujourd’hui à ce que Paul Valéry décelait déjà après la première guerre mondiale.

Il nous faut rappeler que la crise, dans sa racine, est étymologiquement un moment de l’histoire, individuelle ou collective, qui nous place devant une orientation à choisir parmi toutes celles qui se présentent. Ceci étant reconnu, l’esprit peut-il n’être pas toujours en crise ? La crise n’est-elle pas son élément, sa raison ou plutôt sa manière d’être ? S’il en est ainsi, quelle est la nouveauté à laquelle l’esprit a affaire et qu’a-t-elle de particulièrement tragique ? S’il en est ainsi, l’esprit ne se satisfait pas de ce qui est. Il aspire toujours à autre chose. Il est cette puissance d’interrogation en quête d’un possible. “L’homme est incessamment et nécessairement opposé à ce qui est par le nouveau souci de ce qui n’est pas”, écrivait encore P. Valéry. 

La crise serait donc le fait même de l’esprit, qui ne peut exister sans remettre en question. C’est cette insatisfaction qui est féconde. Elle signifie la capacité d’enfanter, laborieusement souvent, par génie parfois, ce qu’il faut pour que les rêves se transforment en projets réalisables. 

Aussi convient-il de déceler le moment où l’esprit abandonne, cesse d’exercer sa fonction, car alors la destruction l’emporte sur la construction. Quand par paresse on cesse de stimuler notre imagination prospective en vue de déceler, dans le présent, tous les possibles ignorés et orienter vers un avenir neuf, on laisse aller à vau-l’eau un monde qui se déverse sur un égout sans fond où les monstres les plus informes, rampent et nous traînent sur des montagnes de fange. 

Pauvreté, Daesh, migrations, dérèglement du climat sont les calamités qu’on fuit, par impéritie, ou par lâcheté. Il n’y a qu’à observer certains responsables politiques agités par les thèmes secondaires, voire futiles, pour s’en convaincre.  

La Raison, la sacrée Raison sur laquelle on comptait pour réaliser l’accord des esprits ne fait-elle pas défaut ? L’incarnation inouïe de la violence humaine que rapportent chaque jour nos médias confirme la fragilité de la conscience et de la raison laissées à elle-mêmes, tandis que nous ressassons avec fierté la codification des droits de l’homme. Il y a loin, et le fossé ne cesse de s’élargir, entre les impératifs d’une éthique des droits de l’homme, qui tend à devenir l’ethos commun, et l’engendrement précaire d’un nouvel ordre mondial qui soit sous le signe de la justice. 

Pauvreté, chômage, agriculture, migrations, loin d’être des épiphénomènes éphémères, vont vite ressembler à un tsunami si l’on n’abandonne pas nos querelles politiques à la petite semaine qui lâchement s’en détournent. Des hommes souffrent, des enfants meurent, des hordes en haillons se traînent sous la menace le long des routes sans fin pour fuir la dictature assassine. 

Que fait l’Europe ? On dirait que sa crise est désormais l'objet d'un acharnement thérapeutique...

 

Gérard LEROY, le 23 février 2016