Pour tous les couples de nos amis... et pour les autres...

   La multiplication des moyens de communication pourrait légitimement faire croire que notre époque est marquée par un fort besoin de communiquer. Il faut remonter, pour en rappeler l’origine, à la fin du XVIIIe siècle et à ce génial entrepreneur de communication qu’était Claude Chappe, qui mit en place le sémaphore. Cet initiateur, le premier dans l'histoire de l'humanité, a ouvert les portes de la télécommunication. Succédèrent au télégraphe la radio, la télévision, le téléphone, le télétype, l’ordinateur, internet et tout ce que rassemblent aujourd’hui les utilisateurs des réseaux sociaux.

Est-ce que ce formidable déploiement de moyens de communication signifie un fort besoin de dialogue ? Serait-ce alors que nous manquons d’outils ?

Les livres qui prétendent nous instruire sur la communication, former à la parole publique, la conversation, remplissent les rayons des librairies. Et pourtant, combien de gens s’en vont se plaindre, entre amis ou devant leur thérapeute, que celui qui partage leur vie devient taciturne, mortellement silencieux. «Il ne parle pas», confie-t-on en larmoyant. Et l’on s’en va expliquer que si “’il” ne parle pas, c’est tout à fait normal puisque c’est un homme et que l’homme privilégie l’analogique plutôt que le langage verbal qui, à la différence de l’action, serait une sorte d’outil de communication réservé aux femmes. Il y aurait ceux qui agissent et celles qui en parlent !

Certes, il est vrai que les clubs, les cercles, les pubs, les sociétés, les cénacles, sont des endroits où aiment se retrouver principalement les hommes. On échange sur les derniers potins de la politique, on y parle, sur le ton le plus grave, de foot ou de voiture. Rarement de son intimité. Les compagnes seraient, paraît-il, moins inhibées sur ce sujet. Si l’observation que rapportait récemment un psychiatre est juste, pour entendre un homme il faut se rendre là où ces messieurs aiment se regrouper. 

Sur quels sujets se rencontrent les couples ? L’enfant, quand il y en a, vient en premier, spontanément. Il prend d’entrée toute la place. Il est mignon —et tout le monde est d’accord—, il sourit —et tout le monde applaudit, il est surprenant —mon Dieu, ce que les enfants sont délurés aujourd’hui ! Tout le monde opine du chef aux observations de la maman, qui se voit encouragée à “mamaïser” plus encore, à raconter avec force détails les exploits de ses marmots, sans que personne n’ait l’outrecuidance de l’interrompre. 

Quel rôle ont à jouer les grands parents sur ce terrain ? De proposer de garder les gosses de temps en temps, pour que leurs parents profitent d’un temps à eux, au restaurant ou ailleurs, afin de déconnecter, de se libérer, de se délester des contingences domestiques, et de se parler d’eux-mêmes, d’abord, afin de se retrouver, jusqu’à se découvrir encore. L’ennui, dans un couple, s’installe quand on oublie que l’amour réclame ce que réclame un feu de bois pour ne pas mourir : du bois. C’est-à-dire de la surprise, de la confidence, de la précaution, de l’attention, du dialogue. Sans cela, le feu qui déclencha leur amour, cet embrasement “tout feu tout flamme” initial est voué à s’anéantir en cendres.

On observe une carence communicationnelle croissante. Par manque de vrai dialogue. Précisément le dialogue a vocation à consolider les relations, celles des couples, comme des familles tout entières, comme des amitiés. À la condition d’accorder une part importante à ce qu’on appelle le tiers. 

Le concret des relations de tous les jours, familiales, commerciales, économiques, sociales, politiques, culturelles, génèrent des questions cruciales universelles, qui concernent le monde, tout le monde, et qui portent sur tout, l’écologie, la guerre, la politique internationale, la justice, l’art, la paix etc. Le passage à ces choses s’opère en invitant le “tiers”. “Le Tiers c’est l’humanité tout entière, dans les yeux qui me regardent”. écrivait Lévinas. Je est en relation avec chaque un des autres, lequel est en relation avec le Tiers, c’est-à-dire “l’humanité tout entière, dans les yeux qui me regardent”. 

L’entrée du tiers n’est pas un fait empirique. On peut dire sans craindre l’erreur que la socialité de l’homme est de toujours. L’homme est un être social, jeté-là, dans un monde qu’il n’a pas choisi et où il a à se mouvoir. Nous sommes jetés dans le monde où il y a déjà de l’autre, disait Sartre. Où il y a du tiers. Qui s’offre à être partagé.

 

Gérard LEROY, le 5 février 2016