Pour Philippe Weickmann, avec mon amicale gratitude

   Que savons-nous du désir humain ? René Girard a proposé une explication pertinente d'un aspect du désir humain, celui qui s'exprimant envers un objet, quelqu'il soit, véhicule un autre désir en amont. Quand notre désir se fixe sur un objet, nous considérons cet objet comme ayant en lui-même une valeur susceptible de polariser le désir. Il en va du désir pour un homme ou une femme, de l’ambition de réussir, du désir de posséder telle ou telle voiture. Mais tous ces désirs disent quelque chose d’autre.  

À la réflexion, nous montre René Girard dans son ouvrage Mensonge romantique, vérité romanesque, qu’il a publié en 1961 aux Éditions Grasset, c’est l'être qui possède l'objet désiré que nous envions. Nous envions notre voisin dont le statut social se voit naturellement attribué d’accessoires appropriés. Ce sont ces attributs que nous convoitons. Ce n’est pas tant le produit dans ce qu'il a d'objectif qui retient notre attention, que l’autre qui le détient. Nous désirons devenir celui qu’on admire, qui nous fascine, et dont l’attrait se pare, comme pour être renforcé, des produits qui correspondent au rang social qui l’identifie. Quelque chose fait défaut au sujet et semble donner au modèle une plénitude que le sujet ne possède pas. C’est cette plénitude dont le sujet est privé. Comme le note J.-P. Dupuy dans L'Enfer des Choses (Seuil)  "c'est parce qu'elle montre que les Jones possèdent un 4 X 4 que la publicité donne aux Smith l'envie de l'acquérir et, d'ailleurs, il n'y a pas besoin de publicité pour cela, les Smith sont assez torturés par l'envie qu'ils éprouvent pour les Jones pour découvrir tout seuls ce que ces derniers possèdent."

Le désir humain se fixerait par imitation d'un modèle selon un schéma triangulaire : sujet - modèle (l’autre) - objet. Le modèle détient quelque chose dont le sujet est pour l'instant démuni : un accessoire matériel, une attitude, un statut, des honneurs etc.
De cette relation à un modèle prestigieux, le sujet manifeste alors sa propre insuffisance d'être. L'homme qui admire l’autre, qui l’envie, est d'abord quelqu'un qui se méprise, note R. Girard. Le désir qu'a le sujet pour l'objet ne serait donc rien d'autre que le désir qu'il a du prestige qu'il prête à celui qui possède l'objet. Par exemple, une voiture est plus que cette carcasse d'acier permettant de se déplacer d'un endroit à un autre, sinon n'importe quel modèle ferait l'affaire. Pour le sujet envieux, elle est l’accessoire qui satisfera sa revendication identitaire. À l'instar de son modèle, il pourra parader comme un "tombeur", un cadre supérieur, un entrepreneur fortuné, etc. Ce que vise le désir est ce qu'il croit que cette possession lui donnera en termes d'identification sociale. "Le désir selon l'autre est toujours le désir d'être un autre.” dit R. Girard (1).

Quant au modèle, tout le pousse à exposer au regard des autres sa bonne fortune  —qui ne devient avantage en terme d'être que s'il est reconnu comme tel par les sujets qui l’envient. Le désir du modèle a besoin d’être conforté et supplanter toujours le rival dont il avait suscité la concurrence.

Tandis que le “riche” part en vacances, le “pauvre” reste à la maison. Si le “pauvre” part en vacances, le “riche”, est sur la Côte d’azur, destination que rejoindra le “pauvre” tandis que le “riche” sera déjà parti au Maroc !  C’est ce qu’avait bien montré un dessein de Reiser, dans son album “On vit une époque formidable", chez Albin Michel.

Si le modèle est conduit à faire le tour du monde d'abord une fois, puis deux, puis quatre, ce n'est plus pour le visiter mais uniquement pour avoir le dernier mot sur le "pauvre", qui s'acharne à faire comme lui. Il n’est pas allé voir le monde, "il l’a fait”. Il “a fait” le Maroc ou le Tibet comme on fait ses courses. Le modèle ne cesse de maintenir la distance avec le sujet. Au message "fais comme moi" qui irradiait du modèle, s'en ajoute un totalement opposé : "ne fais pas comme moi".

L'amoureuse vantant les qualités de son partenaire auprès de ses amies, ou encore la belle-mère faisant de même à propos de son gendre, cherche d’abord à affirmer —vanité ou orgueil— la supériorité de son bonheur. Elle tient le bon ! La jalousie surgit et la rivalité commence à s’exprimer dès que les convives ont quitté l’amoureuse ou la belle-mère exaltées, se posant mutuellement la question : “Mais qu’est-ce qu’elle lui trouve ?

Girard montre l’importance des conséquences de la rivalité mimétique. Quand le maître encourage son élève à acquérir son savoir, quand le capitalisme occidental regardait avec bienveillance, voire avec condescendance, les efforts de l'économie nipponne pour copier ses produits, les modèles sont dans la même situation que notre amoureuse ou la belle-mère évoquées précédemment.

Quand l'élève dispose des mêmes connaissances que le maître, il existe toujours le risque que l'élève dépasse le maître et que l'original soit bientôt considéré comme la copie. Mais plus les rivaux mimétiques sont proches et tentent de se différencier et plus ils finissent par se ressembler. De fait, nous vivons et pensons dans un système essentiellement différentialiste. Devant l'identique, nous éprouvons immédiatement le besoin de distinguer. Si rien de ce qui me distinguait de mon voisin n'existe plus, qui suis-je en réalité ? “Le plus court chemin qui va de soi à soi passe par l’autre.” disait Ricœur.

 

Gérard LEROY, le 7 septembre 2012

  1. René Girard,  Mensonge romantique, vérité romanesque, Éditions Grasset, 1961, p. 101.