Le dialogue à la base de la méthode de Platon (1).
Dialoguer c’est questionner et répondre, chercher ensemble à distinguer le vrai du faux. Dialoguer c’est mettre les consciences sur un même horizon —la vérité— et permettre ainsi que la vérité se fraie un chemin à travers l’échange et le dialogue.

De l’opinion
Or le dialogue est souvent précédé, voire vicié par l’opinion, souvent péremptoire. “Moi, j’vais t’dire !”. Elle influence, ou détermine les décisions, peu importe qu’elles soient justes ou fausses. Chacun a, a priori, et sur toutes choses —sur le juste et sur l’injuste, le vrai et le faux, le bien et le mal—, sa doxa, son opinion, sa petite idée. Chacun voudrait que son idée soit universelle, et donc que la réalité y soit soumise. “Ma vérité à moi, c’est la Vérité". Animé donc de cette volonté viscérale de se donner comme norme, chacun impose ses vues, de toutes les manières qui lui sont bonnes. Bref, chacun voyant midi à sa porte entend bien qu’il soit midi pour tout le monde. Et qu’on se le dise!

L’opinion se fonde sur la sensation, qu’elle a tendance à confondre avec la science. Mais il est vrai que nos connaissances proviennent de nos sensations. Par exemple, si le vent qui souffle m’apparaît froid, je dis : “le vent est froid”. Même le ciel qui nous surplombe ne dispense pas pour tous la même sensation. La tiédeur appréciée par les uns donne la chair de poule aux frileux ! Ce qui était connu par la sensation n’était donc que particulier; il s’agit d’une première connaissance, directe, expérimentale. Les choses se compliquent quand il faut apprécier, estimer, juger un être humain. Celui-là est-il juste et bon ? Ou bien imposteur ? On voit bien que la sensation ne suffit pas à rendre fidèlement compte de tel ou tel. Chacun disserte à perte de vue, en quête du pouvoir de sa propre sensation.

Qu’est-ce que connaître ?

La connaissance sensible est limitée à ce qui est connu par le moyen des sens, la connaissance intellectuelle, elle, atteint la nature universelle de tous les êtres du monde sensible. Tant que le réel ne nous apparaît que d’une manière conjecturale, incertaine, nous ne pouvons pas dire ce qu’il est. Nous sommes incapables de le définir. Nous n' en avons pas l' idée. L’objet de l’idée c’est de quoi elle est faite. Par l’idée nous connaissons ce que la chose est, c’est-à-dire ce qui définit la chose, son essence. Ce que l’intelligence atteint en tout ce qu’elle connaît, c’est l’être.

Aux sophistes, l’opinion. À la philosophie le savoir et donc, pour Platon, la capacité de gouverner. D’où le vœu de Platon dans La République, qui préconise le Philosophe-Roi (2). La force des sophistes est d’avoir tenu compte de “celui” à qui l’on parle, de l’interlocuteur qu’il faut persuader. Cette relation d’intersubjectivité sera progressivement évacuée par la philosophie. L’opération de Platon consiste en effet à introduire des normes objectives là où le sophiste requiert un vécu subjectif.

Les idées
Les idées forment, pour Platon, le noyau de la pensée (3). Quand nous disons d’une chose : “qu’est-ce que c’est ?”, il y a une multiplicité de choses dont les apparences semblables portent le même nom (cf. les tables, les papillons, les batraciens etc.). Nous tentons de dépasser une connaissance acquise par les sens pour aller vers une réponse plus fondamentale, qui fonde l’idée de toutes les tables, de tous les papillons, universelle. On passe de la question “comment ça se présente?”, de la description de la chose à la définition des choses de même nature.

La définition du chien de race découle de l'idée de chien. L’idée de sphère se distingue bien des billes, des ballons, des boulets, mais l’Idée range les billes, les ballons et les boulets dans le vestiaire de la sphère. L’Idée selon Platon est comme un lieu qui rassemble ce qui est identifiable. Ainsi pensera t-on les choses sous l’Idée qui les unit.

D'où viennent les idées ?
Toutes les idées qui sont en notre âme nous les possédons comme des dispositions (4). On suspecte donc ici un caractère a priori de la connaissance. Pour l'expliquer Platon fait appel à la Réminiscence.

Dans un mythe il pose l'âme comme immortelle. Il fut un temps où l'âme humaine —comprenons : le tréfonds de chacun— était la possession d'une substance éternelle. Les âmes, à ce moment précis, ont pu contempler toutes les idées qui constituent le patrimoine du savoir.  Hélas, les âmes ailées ont perdu leurs ailes et sont tombées dans un corps... Et quand je viens au monde je bénéficie de la réminiscence. Nous sommes nés avec des idées.

Si bien que s'il arrive que notre esprit soit traversé par un souvenir fulgurant de ce dont il a eu auparavant connaissance, c'est la vérité qui surgit dans l'âme comme ressouvenir. Au-delà même des Idées il y a un principe, inconditionné, le Bien (qu’on confond, à tort ou à raison au Divin). Ce Bien est supérieur et à l’existence et à l’essence. Le dessein de Platon est clair : il veut nous conduire jusqu’au Principe suprême. Et c’est avec le mythe de la Caverne qu’il décrit la démarche pour s’élever jusqu’à l’Idée. Nous sommes comme des prisonniers enchaînés dans une caverne et n’ayant jamais vu le jour. Sur les parois de la grotte nous voyons défiler des ombres. Ce sont celles des passants qui, dehors, vont et viennent, mais nous prenons ces ombres pour d’authentiques réalités. Les ombres de la grotte correspondent à la trompeuse expérience sensible. Quand le sujet se libère de la grotte il incarne l’âme progressant jusqu’aux Idées et au Bien, il accède à la Sagesse et au savoir philosophique.

La vérité d’une chose est dans la correspondance de la chose et de l’idée innée que j’en ai. Il y a adéquation de la chose et de l'idée. Le stylo que je tiens dans ma main je l’appelle “stylo”, parce que j’ai l’idée du stylo, inscrite en mon âme dont elle a mémoire. C’est la correspondance entre le mot “stylo” que je dis et l’idée innée que j’ai du stylo qui permet l’adéquation de l’esprit et de la chose.

Non seulement les Idées dépassent les apparences, mais elles génèrent une réalité à venir. Ainsi l'idée de Justice, en ce qu'elle est en soi l'exigence d’actions justes, génère les actions justes qui font la Justice. Ou encore l'idée de liberté, comme pouvoir de commencer une série d’événements, est-elle condition d'une série d’événements, et génératrice d'autonomie. Les Idées sont génératrices de la réalité.  Qu'une Cité soit belle et qu'y règne la justice, la beauté de cette cité participe du beau, et la justice participe du Juste par essence. Les Idées portent en elles l’immanence qu’elle génèrent. C’est pourquoi on ne peut espérer une Cité juste tant qu’on ne tient pas la Justice pour un idéal, s’imposant à tous. Même le Démiurge de la création est parti de l’Idée. L’Idée est cause. Cause de tout être qui est ce qu’il est et qui peut être connu. L’Idée est source. L’Idée est mère génitrice.

L'idée participe au projet politique du platonisme, qui est d’intégrer tous les points de vue possibles de l’opinion dans un universel qui les rassemble. Ce point de convergence, selon Platon, c'est en effet l'Idée. Ainsi se profilent les principes qui vont imprégner la culture occidentale :

Ce que la chose est, c’est l’essence de la chose;
L’Idée, c’est connaître ce que la chose est;
La définition, c’est le discours qui rend compte de l’Idée que nous avons de la chose.

Platon propose donc une sorte de trajectoire, un parcours qui va, de degré en degré, de l’opinion à la connaissance éclairée.
Tel est l’apprentissage suivi par les élèves de l’Académie.

 

 

Gérard LEROY

  1. Les spécialistes ont sélectionné une liste de dialogues épurée de ceux qui furent à tort attribués à Platon. Leur lecture est indispensable pour se familiariser avec la méthode dialogique, notamment la maïeutique, et approfondir la pensée de leur auteur.
  2. Ici, Paul rompt avec la morale aristocratique de Platon en déclarant (cf. Rm 7):  “ce que je veux je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais" (v.15). L’intention de Paul est ici tout autre que de lutter contre une morale aristocratique. Toute la seconde partie de ce chapitre, des versets 13 à 25, montre que l’homme, Paul en l’occurrence, est à la fois assujetti “par la chair à la loi du péché”, et “par l’intelligence à la loi de Dieu”.
  3. C'est le mythe de la caverne, dans le Livre VII de la République, qui présente la théorie des Idées sous une forme imagée. L'idée est l'être le plus profond de tout apparaître, le principe de toute connaissance, le modèle auquel la chose s'efforce de ressembler. Question : "y a-t-il des idées de tout ?" Des idées de cheval, de l'espace, du temps, de la noirceur, de l'ongle ? L'idée de maison c'est la maison idéale, le modèle des maisons, de toutes les maisons, le paradigme de la maison.
  4. Phèdre 75 c.