Ce texte fait suite à celui que nous avons publié la semaine dernière. Nous avons été stimulés par les observations de Xavier Larère que nous remercions pour les avoir proposées à Questions en partage.

   On nous serinait encore, au lendemain de la guerre, l’effrayant et célèbre  « Hors de l’Église, point de salut ». Formulé, avec une portée limitée, par St Cyprien au IIIème siècle, il fut généralisé par le concile de Florence (1442) dans des termes qui méritent d’être cités (que je reprends de ‘’L’Évangile de l’Esprit’’ de René Coste) : « Aucun de ceux qui se trouvent en dehors de l’Église catholique, non seulement païens, mais encore juifs ou hérétiques et schismatiques, ne peuvent devenir participants de la vie éternelle, mais iront dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et ses anges ».

Il faudra attendre… cinq siècles avec Vatican II et ses constitutions Lumen gentium et Gaudium et Spes, pour abandonner cette prétention et arriver à une formulation un peu alambiquée, traduisant sans doute la difficulté de la mutation. Je me limite à l’essentiel : « Le salut apporté par le mystère pascal du Christ ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce ».

Mais cette ouverture, tardive mais nette, posait aussitôt un redoutable problème : quelle attitude adopter vis-à-vis des religions ou croyances de ces multitudes qu’on déclarait soudain éligibles au salut chrétien ? Alors que jusqu’alors, elles étaient jugées nulles et non avenues. Et qu’au même moment l’Église affirmait qu’elle, elle était « le sacrement universel du salut ».  Mais non exclusif. Là aussi, il faut citer une position aussi claire que le langage conciliaire le permet (Nostra aetate 2) : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai (qui le décide ?) et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère (l’Eglise aurait-elle des paroles insincères ?) les manières d’agir et de vivre, les règles et les doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de vérité qui illumine les hommes ». Et un Document conjoint du Conseil pour le dialogue interreligieux et la Congrégation pour l’Évangélisation  vient ensuite apporter une utile précision : « Concrètement, c’est dans la pratique sincère de ce qui est bon (qui en juge ?) dans leurs traditions religieuses et en suivant les directives de leur conscience, que les membres des autres religions répondent positivement à l’appel de Dieu et reçoivent le salut en Jésus-Christ, même s’ils ne le reconnaissent pas et ne le confessent pas comme leur Sauveur ». La référence à la conscience individuelle n’étant pas si fréquente, celle-ci mérite d’être soulignée.

Claude Geffré (De Babel à Pentecôte; Profession Théologien; Croire et interpréter…) salue favorablement ces nouveautés en notant qu’«  il n’y a pas d’intelligence de la foi sans interprétation créatrice, car il s’agit de faire en sorte que la révélation soit un événement toujours contemporain,  c’est-à-dire non pas la transmission d’un passé mort, mais une parole vivante pour les hommes et les femmes d’aujourd’hui ». Et il conclut de très intéressants développements sur ce qui nous occupe cette année en osant écrire : « Je pense que nous ne sommes pas obligés de faire de l’Église de la terre la médiation exclusive du salut opéré en Jésus-Christ ». Par rapport à la formule « Hors l’Église…. », le retournement est complet. Du 180°. A ma connaissance, il n’a pas été convoqué à Rome pour s’expliquer mais deux grandes Universités catholiques qui voulaient le faire Docteur honoris causa  se sont vues ‘’conseiller’’ de renoncer. Sans donner aucun motif. Néanmoins, ne  désespérons du Vatican qui devra bien se faire à l’idée que l’Église n’est pas « propriétaire » du salut. Nous sommes en indivision.

Si la problématique du salut personnel, si bien définie par lui comme « la réconciliation de l’homme avec Dieu à partir de la connaissance de Jésus-Christ et de la participation explicite au mystère pascal de Jésus » est ainsi réglée, qu’en est-il du salut temporel et collectif qui peut en être le préalable ou même la condition. Un état durable d’exploitation, d’injustice et de misère peut être le résultat d’un péché collectif, ou plus exactement d’une structure de péché que l’Église, aussi bien comme institution que par ses membres, ne dénonce pas et ne combat pas avec la conviction, l’énergie et le courage indispensables.  Indispensables, car la misère n’est pas un terreau propice à l’annonce du salut. Je vous renvoie au très prenant livre d’entretiens de Gilles Anouil avec le  P. Wresinski (ATD….) qui souhaite une libération à la fois spirituelle, économique et sociale, tout en relevant le risque que les « libérateurs » opèrent selon leurs idées et non selon celles des opprimés (risque limité en Amérique du sud, les chrétiens s’en réclamant vivant au milieu des populations concernées).

A ce stade, sans crainte d’enfoncer des portes mal refermées, je voudrais revenir sur trois moments où la parole de l’Église aurait pu contribuer à une libération collective, voire en prendre l’initiative, mais, par peur, ne l’a pas fait. En espérant que celui qui s’annonce, celui de l’environnement et du climat, ne sera pas une occasion ratée de plus.

Renonciation à être un acteur majeur de la libération de la classe ouvrière à deux reprises, d’abord au milieu du 19ème siècle, parce que traumatisée par la perte de son influence politique et entravée par trop de compromissions avec les puissants du moment. Ensuite lors de l’épisode des prêtres ouvriers, parce qu’encore obnubilée par le danger marxiste (ce qui dénote d’ailleurs bien peu de confiance en la Providence).

Renonciation à être leader de la libération des prolétariats d’Amérique du sud en condamnant la théologie de la libération qui devait probablement être rectifiée sur quelques points, mais pas massacrée « à bout portant ». Encore la hantise du marxisme !

Je citerai seulement Don Helder Camara, que le Vatican devrait béatifier au lieu de chercher à tout prix à sauver le dossier Pie XII (l’institution ou le terrain…) : « Certains ont entendu dire que la théologie de la libération était marxiste. D’autres ont bien compris qu’elle était une redécouverte de la force révolutionnaire  de l’amour de Dieu dans l’histoire des hommes, et ça leur a paru dangereux. Alors, il y a un grand débat autour de la théologie de la libération. Mais personne ne peut nier que le Christ veut que tous les chrétiens travaillent à la libération de tous leurs frères. La promotion humaine, la lutte contre les causes des injustices, la conquête de la dignité sont la manière pour les hommes de coopérer au salut et à la rédemption, pour lesquels le Seigneur a donné sa vie ». On sait que le Vatican n’a pas osé s’attaquer de son vivant à cet archevêque inspiré, mais qu’après sa mort, il a envoyé un successeur qui a « déconstruit » tout ce que ce gêneur avait créé. 

Martin-Luther King n’était pas catholique. Heureusement pour lui, sans quoi il se serait fait rappeler à l’ordre pour avoir dit et redit que le salut des hommes passe par leur libération concrète, dès à présent, des situations d’oppression : « C’est très bien de parler des rues “où coulent le lait et le miel”, mais Dieu nous a ordonné de nous occuper des taudis d’ici-bas et des enfants qui ne peuvent pas faire trois repas par jour ». Et en plus il pratiquait la non-violence, où seul un Indien s’était illustré. Sauf erreur de ma part, l’épiscopat américain est resté très en retrait et seuls quelques évêques ont, à titre individuel, sauvé l’honneur de l’Église. Il est vrai que M-L King était baptiste…Malgré cette tare, sa place dans l’histoire du salut ne mériterait-elle pas un titre de « Docteur honoris causa de la  sainteté et du martyre ».
 
Cependant, ne sous-estimons pas la capacité de l’Église à opérer de réels retournements (cf. Jean Delumeau, Guetter l’aurore. Un christianisme pour demain, 2003).  Elle l’a fait pour son monopole du salut. Pourquoi ne pas accélérer celle  entreprise pour la théologie de la libération ?

Dernier point sur lequel la parole de l’Église est bien faible : l’avenir, celui de la planète, mais aussi, pour nous, celui de l’Occident. Nous sommes des grands-parents indignes et je ne manque pas de le dire à ma descendance. Notre génération aura bien vécu, mais dans l’égoïsme collectif le plus total :
-    notre niveau de vie est largement à crédit et la dette… qu’ils devront payer d’une façon ou d’une autre augmente chaque heure
-    notre manière de vivre refuse les changements nécessaires pour le bien-être de nos successeurs

L’Église ne ferait-elle pas mieux d’être aussi et même plus sévère en ce domaine, qui concerne à la fois la moralité publique et l’amour du prochain, plutôt que sur l’utilisation du préservatif ou de la pilule…. ?

Eric de Beukelaer nous suggère « d’imaginer une encyclique du pape, utilisant des mots forts pour réveiller les consciences et inviter les catholiques à vivre autrement. Et un épiscopat américain faisant lourdement pression en ce sens sur les candidats à l’élection présidentielle ». Et il conclut qu’ « il ne faudrait pas que les générations futures déplorent que l’Église catholique ait négligé le drame écologique du XXe siècle parce qu’elle était trop préoccupée par la baisse de son influence sur les familles ».
Cette suggestion parait d’autant mieux fondée que Jésus n’a jamais eu peur des formules choc, des slogans, dont certains sont encore en usage. Mais depuis, qu’y a-t-il eu entre le « Hors de l’Église… » et le « N’ayez pas peur » de Jean-Paul II ? Si nos pontifes n’ont pas le sens de la communication, que fait donc l’Esprit ?

 

Conclusion

Au moment où l’on peut être passablement optimiste sur une reconnaissance accrue du rôle de la libération collective pour le salut des hommes, des interrogations se lèvent sur celui de la liberté personnelle. Elle n’a jamais été aussi grande pour tous les choix de vie : vie sentimentale, familiale, professionnelle, la plupart des contraintes du passé se sont estompée. Comme l’explique Frédéric Lenoir, celles-ci n’étaient guère épanouissantes, mais elles étaient rassurantes, alors que dans nos sociétés très complexes, les choix sont souvent difficiles et donc angoissants, voire déprimants. « L’individu ne souffre plus de trop d’interdits, mais de trop de possibles ».

Quoiqu’il en soit, avec cette liberté, nous pouvons faire le meilleur ou le pire et nous savons que le pire peut être de l’ordre de l’indicible. A ce stade, il ne s’agit plus de négation de Dieu, mais de choix délibéré de vivre sans lui. Et, à l’heure du passage, découvrant la réalité de Dieu, l’homme ne peut qu’être envahi par une souffrance aussi indicible que le mal qu’il a fait. L’enfer, ce n’est pas les autres, c’est lui-même. Pas besoin d’un lieu spécial avec des brasiers dantesques.

Mais nous croyons que Dieu est le père de tous les hommes, et un père peut-il se désintéresser d’un de ses enfants, si criminel soit-il. Un homme peut-être, mais pas Dieu. Est-il interdit de penser que Dieu-père viendra visiter de temps en temps le damné à l’isolement dans sa cellule ? Et si celui-ci reconnait ses crimes….

Les hommes seraient alors mieux traités que les anges du Diable, qui ne semblent pas avoir jamais eu la moindre possibilité de rémission. Mais eux, étaient-ils « enfants » de Dieu ? Des créatures, oui, mais de enfants ?

Le mystère reste entier.

Xavier Larere, le 31 décembre 2011