Pour Florin Dumitrescu, avec mon affection

   Qui ne souvient de l’Ordre du Temple solaire ? Ce mouvement a séduit les milieux intellectuels fortunés à cause du charisme d’un homme, Luc Jouret, et de la complémentarité de ce médecin homéopathe avec le fondateur, Jo di Mambro.

Le groupe fait l’apologie d’un retour nécessaire à la nature, avec un goût prononcé pour la chevalerie. L’organisation, qui conditionne l’entrée de ses membres à une initiation, propose des conférences. Le succès ne se fait pas attendre.

En 1993, l’OTS est accusé de détenir des armes. Des membres quittent le groupe, les soutiens financiers diminuent, et le mouvement se referme. La paranoïa développe alors l’idée d’une conspiration et l'un des membres propose au groupe, qui l'accepte, de s'autodétruire. 

Entre 1994 et 1997, 73 initiés périssent dans les centres de l'OTS répartis au Canada, en Suisse et en France.

Quels sont les facteurs de cette dérive sectaire ? Le gouru, charismatique, attachant, et dur. Il fait figure de père, détenteur du salut, du bonheur éternel. Sa mission ? Changer le monde. Sa paranoïa l’amène à grossir les obstacles qui empêchent son projet. Il est alors violent. La structure autoritaire, hiérarchisée du mouvement, ajoutée à l’amour inconditionnel que les fidèles portent au gouru, autorisent les dérapages.

À l'intérieur du groupe s'opère le verrouillage du système de communication.  D'autre part les échanges matrimoniaux en dehors des fidèles sont interdits (1). Le groupe s’isole et s’interdit en même temps tout développement.

Vient ensuite la suppression des échanges économiques avec l’extérieur. Les groupes vivent en autarcie, grâce à l’argent des membres. Les initiés de l’OTS ne mangent que ce qu’ils produisent. Le travail est effectué gratuitement, pour le bien commun du groupe. L’individu est peu à peu coupé de la société civile. D'autant que le langage est contraint par une pensée unique à ne plus pouvoir s’exprimer librement. Il n’est reconnu que des seuls initiés, et du coup ne permet plus l’échange qu’entre membres du groupe. Enfermement là encore assuré.

Les échanges, le travail, le langage, tout cela s'envisage à l'écart du monde. Rappelons les travaux de Lévi-Strauss, sur les alliances matrimoniales, les alliances en vue d’échanges économiques, et le langage, qu'ils attestait comme essentiels à la progression de tout groupe humain.

Que dire de la mort ? À l’OTS la notion de mort est transformée. Pour les fidèles, la mort a fini par être confondue avec le voyage pour Sirius, planète d’adeptes fondateurs. Dès lors les adeptes allaient au suicide en croyant “partir en voyage”.

 

Remarque portant sur l’atteinte à la société
Les groupes sectaires ont souvent une vision manichéenne du monde. Le monde est l’enfer. On identifie le Mal à la société matérialiste, ce qui implique que la lutte pour le Bien passe par la lutte contre la société, et légitime la détention d’armes. La rupture avec la vie terrestre s’opère par la mort collective. La lettre d’adieu de l’OTS traduit bien le rejet de la société terrestre : “Devant la situation irréversible, nous, serviteurs de la Rose-Croix, réaffirmons avec force ne pas être de ce monde (...). Nous proclamons que la Grande Loge blanche de Sirius a décrété le rappel des derniers porteurs authentiques d’une ancestrale sagesse. Nous refusons de participer aux systèmes mis en place par cette humanité décadente (...)”2

Les sectes modernes sont conséquentes de l’esprit du capitalisme !
Tel est l'hypothèse étudiée par les sociologues Luc Boltanski et Ève Chapello (3) à partir de trois pérodes distinctes de l'histoire contemporaine. Ils observent que la première période idéologique du capitalisme apparaît fin XIXe siècle et que cette période se caractérise par l’aspect “bourgeois”, “paternaliste”, “familial” du monde entrepreneurial.

La deuxième période (1930-1960), font remarquer ces spécialistes, se caractérise par la collaboration de grandes firmes et de l’État, attirés par le gigantisme, la standardisation des produits, l’organisation du travail, les techniques efficaces d’extension des marchés. L’Église de l’unification (Moon) est en phase avec cette seconde période. La secte Moon est multinationale, engagée dans des activités industrielles, de commerce international, de commandes militaires, mais aussi dans la finance. Elle est multidisciplinaire et comprend des entreprises religieuses, éducatives, culturelles, politiques. Enfin l’Église de l’unification est avant tout anticommuniste et nationaliste sud-coréenne. Elle associe la capitalisme à la sagesse d’Abel, et perçoit le communisme comme l’ennemi de Dieu, à l’instar de Caïn. Qu'on n'oublie pas que Moon a reçu un moment du soutien de la part de grands dirigeants américains (Eisenhower, Richard Nixon).

La troisième période du capitalisme correspond à la chute du communisme. Le capitalisme se retrouve seul, sans alternative. Les entreprises se focalisent sur l’adaptabilité des technologies et du personnel. Apparaissent de nouveaux jobs : le “coach” qui  développe les talents personnels, le “manager” qui fait de même au niveau des équipes, l’ “expert” qui permet à chacun d’être performant sur tous les fronts. Il faut savoir risquer, innover, s’engager, lier vie professionnelle et vie privée. Du coup l’échec prend un caractère personnel, menant à la dévalorisation de soi. Ce troisième esprit du capitalisme est critiqué pour la déstabilisation des repères et de l’enracinement de l’individu (4).

L’église de scientologie veut répondre à ce malaise. Elle est née en 1954 dans le prolongement des travaux de l’auteur américain Ron Hubbard qui a élaboré un procédé de dévelopement personnel dans un ouvrage paru en 1950 sous le titre Dianétique : La Science Moderne de la Santé Mentale. Il crée ce qu’il annonce comme une nouvelle religion en décembre 1953. La première “église” de Scientologie alors fondée se hisse rapidement au rang d’organisation mondiale.

   Le but de cette organisation est de parvenir à une civilsation mondiale pure, sans criminels et naturellement sans guerre. La scientologie affirme que l’homme peut résoudre par lu-même ses propres problèmes et prétend travailler à son salut. Chacun des membres est convaincu que sa vie s’est améliorée avec la scientologie, qu'elle est devenue progressivement plus heureuse, plus réussie, plus sereine.

Le prosélytisme de la société des scientologues joue en sa faveur. D'autre part, cette multinationale affine sa technique. Ses coachs aident les gens à fournir le meilleur de leus capacités intellectuelles et psychologiques, et les amenent à être des “grands “ du monde de l’entreprise. Services payants ! Toujours.

L’individu développe son potentiel tant sur le plan humain que sur le plan professionnel. La scientologie a récupéré le besoin d’amélioration des conditions de réussite et développé avec un certain succès des formations professionnelles. Elle forme ses adeptes au moyen de cours qu’elle fait donner par ses membres, “en l’église” ou par correspondance. Les cours sont évidemment payants. Les adeptes croient et espèrent atteindre un état mental que seule leur réserve la scientologie. Ils gravissent les échelons, montent en grade au fur et à mesure de leur formation et des stages, payants eux aussi, tout comme les documents présentés comme indispensables à leur programme. Tout se paye. Ainsi, les quinze premiers CD, d’une heure chacun, et qui constituent la mise en contact avec la scientologie, coûtaient au début des années 2000 la somme de 200 €. Le niveau 8, niveau le plus élevé de la formation, ne s’atteint qu’après avoir déboursé la somme totale de 400 000 € . C’était encore ce tarif en 2005.

Les sectes issues du capitalisme ne sont pas immédiatement repérables. Elles proposent des services très divers, des cours de langue, de danse, de chants, des conférences publiques etc. Les témoignages des adeptes sortis de groupes controversés présentent tous l’initiation comme un acte violent par lequel ils ont été “dépecés de leur être”, à leur insu, l’air de rien. Tout s’opère de façon insidieuse. En conclusion la secte isole au lieu de socialiser. Elle est asociale et désocialisante.
 
L’Europe préoccupée face aux sectes, dès 1980
La Grande Bretagne s'est élevée contre l’église de l’Unification, puis contre l’église de la scientologie. La G.B. estime cette secte nuisible pour la société et “menaçante pour la santé”. Agissent dans le même sens : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Suisse, les pays de l’Est après la chute du mur de Berlin, et la France. Les pays d’Europe du Nord sont plus laxistes tandis que l’Italie reconnaît la scientologie comme religion.

La France quant à elle, se présente comme le leader de la lutte contre les sectes. Tout est parti de la publication en janvier 1996 d’un rapport de la commission parlementaire sur les sectes qui mobilisa les pays européens autour de ce problème.
Un Observatoire interministériel est crée en mai 1996, puis une Mission Interministérielle de Lutte contre les Sectes (MILS) en 1998. La classe politique s'est mobilisée autour des dangers du sectarisme et l’entreprise parlementaire montra plus d’ambition dans l’éradication législative du risque sectaire.

Y a-t-il une spécificité française ? L’Europe occidentale est marquée par la laïcisation des institutions, la sécularisation des mentalités, la pluralisation culturelle, autrement dit par la perte des grands systèmes de pensée unificateurs, le recul de l’influence des grandes institutions religieuses, la dissémination individualiste des croyances. Toutes les sociétés occidentales en appellent à la “neutralité confessionnelle de l’État et de la puissance publique, à la reconnaissance de la liberté religieuse (y compris la liberté de non-religion), à la reconnaissance de l’autonomie de la conscience individuelle et à la réflexivité critique appliquée à tous les domaines, la religion, la politique, la science...” (5).

La laïcité à la française est construite sur le renoncement à un quelconque fondement religieux du politique. La laïcisation culturelle a imprégné la conscience religieuse des fidèles eux-mêmes. Ainsi considérée, la laïcité ne peut tolérer l’ “infiltration” de ces nouveaux mouvements religieux dans la sphère publique. L’infiltration des scientologues dans les services des Tribunaux est dénoncée, comme est dénoncé le soutien financier apporté par l’Église de Moon au Front National, ou les prises de position du mouvement raëlien sur le clonage et son intention de participer activement à la recherche dans ce domaine.

L'indignation éprouvée devant ce phénomène, qui enclanche la lutte non seulement contre son développement mais contre son existence nocive, parfois meurtrière, repose sur un mot-clé qui la résume : “infiltration”.

 

Gérard LEROY, le 1 janvier 2011

  1. Nous rappelés ici aux travaux de Lévi-Strauss. cf. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, p. 415.
  2. cité par Christophe Leleu, La secte du Temple solaire, Claire Vigne 1995, pp. 171-172.
  3. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, NRF Essais, 1999
  4. cf. le film Rien de personnel
  5. Jean-Paul Willaime, Laïcité et religion en France, in G. Davie et D. Hervieu-Léger (éd.), Identités religieuses en Europe, La Découverte, 1996, 153-171, p. 157.