En hommage affectueux à Arnaud Alingrin, qui m'a inspité cette réflexion

À la recherche de la ressemblance structurante.

Martin Heidegger a posé la question de l’être-là de l’homme dans sa quotidienneté (1). Ce que dans l’allemand philosophique M. Heidegger désigne du mot de Dasein, signifie littéralement “être-là”. La question qu’il pose ne cherche pas à savoir ce qu’est l’homme. Les définitions de l’homme ont eu des carrières diverses dans l’histoire de la pensée, et aucune ne semble devoir être rejetée. Mais aucune ne donne la clé de l’homme, pas plus l’être de besoins de Platon ou de Marx, que l’animal politique d’Aristote, ou l’être dont la nature même, selon Éric Weil, est d’être violent. M. Heidegger, lui, pose la question : “qui est cet être-là que je suis ?”. “Qui suis-je” est plus fort que : “qu’est-ce que le moi ? ” Il y a comme une priorité ontique de la question de l’être.

Le projet abandonne l’acception du sujet moderne au sens de l’ego cogito. La grande idée directrice de M. Heidegger est de dire que la question de l’être à traiter phénoménologiquement, comme une question concrète, doit être saisie là où elle s’impose à nous. C’est une question qui nous est réservée.

Le temps est l’horizon de compréhension de l’être-là de l'homme pour M. Heidegger. L’analytique du Dasein, qui comprend l’être comme être-pour-la-mort, entraîne une compréhension de l’être comme être-au-devant-de-soi. L’essence du Dasein (2) est l’existence comme projet. “L’homme est cet être pour lequel, dans son être-même, il y va de son être.” L’être-là de Heidegger a à être (3) . À son ipséité, qui fait qu’il est celui là et pas un autre, s’ajoute son ouverture vers son propre être à venir. L’individu prend progressivement conscience de son existence. Le corps sert de métaphore pour exprimer un moyen terme entre une société donnée et les valeurs sur lesquelles elle est articulée. Il est l’emetteur des signes des liens indéfectibles entre l’individu et son entourage immédiat, à travers les vêtements dont il s’habille, l’apparat, les signes d’apparentement tels que les scarifications, le tatouage, la circoncision, les gestes rituels, leurs rythmes, et autres réflexes culturels que le corps exprime. Ainsi le corps se mue-t-il en véritable texte social. Il favorise l’insertion de l’individu dans le milieu ambiant puis son intégration plus ou moins réussie dans un ensemble de valeurs auxquelles il est invité à se conformer; il marque aussi ses oppositions, ses émotions, ses ambitions, ses angoisses, ses manœuvres de séduction. Tout “le langage du corps” exprime cela.

L’être-là de M. Heidegger est foncièrement au monde, il est avec l’autre. Or, l’autre qui s’impose à sa personnalité encore chrysalide est un autre pluriel dont chaque monade reproduit quelque chose d’autrui qui l’assimile à la multitude. Par un comportement, un agir, une langue, des gestes spontanés, des codes de communication, des réflexes culturels.

Se tenant ainsi d’une certaine manière sous l’emprise d’autrui, l’être jeté-là n’est pas lui-même. Il a à se construire et ne dispose comme pièces d’architecture que des éléments qu’il n’a pas choisis. Ainsi mime-t-il le modèle du tiers, senti comme archétype symbolique de cette multitude qui renvoie son image à chacun. Il se structure dans le mimétisme. De sorte qu’il apparaît le plus souvent et le plus immédiatement comme ressemblant au On.

Pourquoi ? Parce qu’il commence, et qu’il ne peut se constituer sans modèle. De nihilo nihil. Ce modèle est capté, par mode de séduction. Il se présente chaque fois avec un caractère définitif, presque totalisant. Il figure parmi d’autres dans un panthéon de modèles. En somme le modèle de l’être jeté-là, dans sa facticité, est un des acteurs du mythe qui, en tant que tel, organise la création de l’être-là. Lui ressembler c’est s’idéaliser, ou bien se réaliser —se comporter comme l’archétype reconnu. Dans ce dernier cas, qui souvent succède à l’idéalisation, le mimétisme traduit la quête d’une considération. Là se joue l’intégration.

L’archétype se présente au monde avec son attirail symbolique : le vêtement (le tailleur, ou les santiag’), le parler (l’accent, la prosodie etc.), les équipements accessoires (le skate, ou l’attaché-case). Ces étants appareillés de symboliques repérables constituent le On, pluriel, anonyme, cacophonique.

Le On exerce le contraire de ce qu’on attend de lui. Nous voudrions qu’il nous assume (aufhebung) et nous différencie, conformément à notre désir de nous poser comme sujet isolé. Mais la singularité de l’être-là se dissout dans la dictature du On. Nous nous conduisons comme On se conduit, au point que le “qu’en dira-t-On ” en vient parfois à faire office de régulateur moral. Être dans la moyenne est une caractéristique existentiale du On qui implique un nivellement de toutes les possibilités d’être. Le On, que nous qualifions d’ “impersonnel”, est un sujet neutre. Ce peut être aussi bien l’individu grégaire de la quotidienneté que le sujet de la métaphysique moderne. C’est de ce On-là que l’être-là attend la validation de son intégration sociale.

À la recherche de la dissemblance

Le passage de la ressemblance à la dissemblance est somme toute sous la motion du désir, non d’abandonner l’idem, i.e. l’identité du même, mais d’accueillir l’ipséité. Qu’est-ce qui fait que je suis moi, et pas un autre ?

Après l’abandon du désir d’être assimilé par le groupe humain environnant, se pose la question de savoir qui est l’être-là que je suis. S. Freud y répond en faisant appel à la collection des sensations éprouvées et accumulées dans la mémoire. Au travers d’un système d’interprétations forgé dans l’existence, l’ ego, le moi peut s’évaluer. Symétriquement aux exigences contraignantes du réel se dresse la maison commune de l’ Eros et du Thanatos, le ça. Entre le moi, qui tranche le plus souvent en faveur du principe de la réalité au détriment du principe du plaisir, et le ça qui rassemble les pulsions d’amour et de mort, s’intercale l’instance judiciaire que Freud dénomme le sur-moi, qui est une somme d’aliénations successives, mémorisées et inconscientes. Juge de paix de la psychè il englobe le moi idéal qui résulte de l’identification narcissique à la mère, et l’idéal du moi façonné sur le modèle du héros (John Mc Enroe, Zidane, ou même Sœur Emmanuelle !). Le sur-moi est éducatif, nourri de tous les interdits culturels (brandis par les coutumes, pas obligatoirement par la loi). Ce sont ces interdits qui entraînent la culpabilité. La culpabilité est l’effet du retournement partiel de l’agressivité contre soi-même. Elle s’exerce comme une morsure que le sur-moi impose au moi qui ne correspond pas à l’idéal du moi.

S’étant débarrassé du mimétisme propre à l’enfance qui le diluait dans l’environnement-modèle, où il exerçait comme “on”, indifférencié, le sujet émerge peu à peu comme un “je” responsable, capable de comportement éthique.

Je s’élève au-dessus du moi. Le but de l’analyste est de libérer le moi pour faire advenir je, épuré de toutes les aliénations successives imposées par les autres au moi. N’étant plus la proie de la culture environnante (d’une forme de langage, par exemple), parvenu à l’indépendance de son histoire personnelle, je émerge du moi comme liberté.

Selon l’usage, le moi est ordinairement complément direct ou indirect. C‘est au je qu’il revient d’être le sujet. Les philosophes opposent souvent je et moi. Les uns réservent au moi d’être la conscience profonde, par opposition au je très superficiel. D’autres donnent au je d’être le sujet connaissant, le moi rassemblant les déterminations individuelles dont il prend conscience.

Par delà ces approches il faut bien admettre que chacun se sent exister, d’abord comme soi, singulier, avant toute approche ontologique qui soumet chaque étant au joug impérieux de l’être. Toute introspection herméneutique va spontanément à la rencontre du moi, comme convergence, avant de décrypter éventuellement le je, comme sujet dynamique d’une histoire.

 

 Gérard LEROY, le 28 février 2008

1 Martin Heidegger, Être et Temps, Gallimard, nrf, Trad. François Vezin, 1977, chap. 27 & 64.

2 définie par le souci, lequel se révèle dans l’angoisse face à la déchéance. cf. Jean-Marie Vaysse, Le vocabulaire de Heidegger, ellipses 2002, p. 51.

3 ce qui n’est pas sans évoquer l’être pour-soi de Sartre, qui n’est pas ce qu’il est, mais qui a à être, qui a pour tâche d’exister. L’être pour-soi de Sartre a à assumer son existence, tandis que l’être en-soi est ce qu’il est, dans une absolue identité de soi à soi. Pour Sartre les notions d’en-soi et pour-soi proviennent d’une révision du concept husserlien d’intentionnalité à travers une terminologie hégélienne imprégnant Sartre. “La conscience n’a pas de “dedans”. Elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme une conscience.” Comme intentionnalité la conscience est l’antithèse d’un for intérieur bien clos. Elle est le “hors de soi” du Dasein. cf. Philippe Huneman & Estelle Kulich, Introduction à la phénoménologie, Armand Colin, 1997,pp. 76-79.