Article de notre ami Paul Marco, que je remercie vivement

   De son enfance andalouse Federico GARCIA LORCA  a gardé le souvenir de ces soirées d’été pendant lesquelles mères et grand-mères sortaient leurs chaises dans la rue pour profiter d’une relative fraîcheur en écoutant des airs populaires chantés par un cantaor gitan. Ces airs populaires, siguiriyas, saetas, peteneras etc...GARCIA LORCA va aussi les redécouvrir plus tard lors de ses tournées théâtrales avec la ‘’BARRACA’’, troupe hétéroclite qui se produisait aussi bien dans les théâtres officiels que dans des cours de ferme ou sur la place publique de petits villages au cœur de l’Espagne. La mère de LORCA elle même disait « Antes de hablar Federico, tarareaba ya las canciones populares y se entusiasmaba con la guitarra” (avant de parler Federico fredonnait déjà les airs populaires et s’enthousiasmait avec la guitare).

Ses contemporains font état de l’étonnante facilité avec laquelle LORCA retenait et reproduisait, soit au piano,  soit en s’accompagnant de sa guitare, les mélodies de ces vieilles chansons  parfois oubliées. Car la véritable passion de GARCIA LORCA, plus peut être que la poésie ou le théâtre, c’était la musique en général, la musique andalouse en particulier et surtout le cante jondo. Peut être, n’osant pas comparer ses dons à l’immense talent de son ami Manuel de FALLA (sans doute le plus grand compositeur espagnol) a-t-il été  freiné dans son désir d’écrire la musique, ce qui l’a conduit à faire plutôt des harmonisations mais il a néanmoins laissé quelques œuvres intéressantes, par exemple ces douze chansons pour deux guitares magistralement interprétées par Paco  de LUCIA et Ricardo MODREGO .

LORCA va aussi prêter son talent de poète à Manuel de FALLA pour que celui-ci mette en musique le texte de ses chansons. C’est d’ailleurs avec Manuel de FALLA qu’il va organiser en 1922 la « Fête du cante Jondo »au cours de laquelle se produiront les plus grands cantaores d’Andalousie. À plusieurs d’entre eux GARCIA LORCA dédiera  certains de ses poèmes.

 

Il est impossible de dissocier le poète du musicien amoureux de ce chant profond qui commence souvent par un cri, ce chant au cours duquel les cantaores  « filent un son, le tordent, l’assouplissent comme une baguette de verre au feu. La note monte droit, en vol d’alouette, et déchire le cœur de désespoir puis se perd lentement, se ranime, monte de nouveau, claire, pour retomber ensuite comme, dans une nuit d’été, tombe et meurt une étoile…. » (**)

À en croire GARCIA LORCA le cri est le prélude nécessaire a un chant profond susceptible de faire apparaitre le ‘’duende’’ : « la siguiriya gitana comienza  por un grito terrible, un grito que divide el paisaje en dos hemisferios  iguales. Es el grito de las generaciones muertas, la aguda elegía de los siglos desaparecidos, es la patética evocación del amor bajo otras lunas y otros vientos. » (La siguiriya gitane commence par un cri terrible, un cri qui divise le paysage en deux hémisphères égaux. C’est le cri des générations mortes, la subtile élégie des siècles passés, c’est l’évocation pathétique de l’amour sous d’autres lunes et sous d’autres vents.)

Ce cri est semblable à celui de MUNCH, un ‘’AY’’ répété qui, lancé et modulé entre deux  couplets, résulte d’une angoisse vraie  dans un pays où l’idée de la mort, qu’elle provienne de la fuite du temps  ou d’une d’une ‘’cornada a la cinco de la tarde’’, est toujours présente, tel qu’en témoigne « l’élipse d’un cri » d’El Grito.    

Pour accompagner ce cri seule la guitare pouvait apporter à la fois la profondeur de ses accords et la richesse de ses envolées mélodiques. Pour Lorca, la guitare est l’instrument indissociable du cante jondo; dans sa conférence sur le cante Lorca affirmait que “la guitare a construit le cante jondo, elle a façonné, approfondi, la sombre et très ancienne muse orientale juive et arabe, mais pour cela balbutiante. La guitare a occidentalisé le cante, et a créé une beauté inégalée, et une beauté positivant le drame andalou. Orient et Occident en lutte, faisant de la Bétique une île de culture ».

Dans cet autre poema del cante jondo « las seis cuerdas » la  guitare va être stylisée, personnalisée, devenir source de pleurs et de songes ; son ouverture est comme une bouche d’où s’échappent les soupirs des âmes perdues, ses cordes seront la toile tissée par une tarentule, toile qui va retenir les soupirs qui flottent dans  le sombre réservoir de la  mort. Au sujet de ce poème Andrew DEBICKI dans son ouvrage ‘’Estudios sobre poesía española contemporánea’’ (Madrid, Gredos 1968)  écrit : « … la stylisation de la guitare ….sert à mettre en évidence l’impact de la création artistique et à nous aider à voir la musique de la guitare non comme une distraction ou un exercice technique, mais comme le moyen vital d’exprimer les valeurs humaines importantes….la guitare exprime des significations affectives qui ,sans elle ,resteraient cachées. .. » (p. 207).

Parfois ce sont les cordes qui vont être présentées comme des danseuses évoluant au carrefour de la guitare imaginée comme un cyclope à cause de son trou unique. La guitare a six cordes dont les trois plus fines (Sol ,Si, Mi chanterelle) généralement en nylon sur les guitares modernes, étaient autrefois faites en boyaux d’animaux ,tandis que les trois plus grosses (Mi basse, La, Ré), sont recouvertes d’un fil très fin  de métal (argent, cuivre ou bronze),d’où cette distinction entre trois danseuses de chair et trois d’argent dans cette devinette de la guitare dédiée à son ami Regino Sainz de la Maza, Advinanza...

Il faut rapprocher ces six jeunes filles des six gitanes du poème Danza En el huerto de la petenera, dans lequel les cordes de la guitare, symbole mortifère, exécutent la magnifique danse de la mort. Transformées en rossignols au nombre de six,  les cordes de la guitare accompagnent encore un fois la mort dans « Barrio de Cordoba’

Les horreurs de la guerre civile espagnole de 1936, l’imbécilité de bourreaux investis d’un pouvoir sans limites, la jalousie, la peur de l’intellect, ont sans doute privé Garcia Lorca de la sépulture qu’il avait imaginée dans ce poème qui témoigne de son amour de l’instrument roi du cante jondo et dont  une version particulièrement profonde est chantée par Manolo CARACOL accompagné à la guitare par Melchor de MARCHENA (C.D. Le Chant du Monde LDX 274 899 CM 211. collection Grands cantaores du Flamenco), que Lorca a intitulé Memento (1).    

Paul MARCO, le 13 juillet 2012

(1)  MEMENTO:
Cuando yo me muera (Quand je mourrai), enterradme con mi guitarra (enterrez moi avec ma guitare) bajo la arena (sous le sable).
Cuando yo me muera (Quand je mourrai), entre los naranjos (parmi les orangers) y la hierbabuena (et la bonne menthe).
Cuando yo me muera (Quand je mourrai),  enterradme si queréis (enterrez moi, si vous le voulez) en una veleta (dans une girouette).
! Cuando yo me muera! (Quand je mourrai !)

Bibliographie :
- Françoise Mingot –Tauran ‘’LORCA ou la passion obscure’’, traduction Michel  Mouret Editions Wallada. 1992 .
- Emmanuel ROBLES :’’Federico García Lorca’’. Editions Domens. 1998
- Federico García Lorca: Poema del  cante jondo. Romancero gitano. Edición de Allen Josephs et Juan Caballero (ediciones Catedra 2000)
-‘’Federico García Lorca :Poésies II ‘’ Gallimard 1954, pour ‘’chansons et poèmes’’ 1961 pour ‘’ el romancero gitano’’.
- Debicki,Andrew P : Estudios sobre poesía española contemporánea, (Madrid,Gredos,1968.)