Pour Clémentine Vaquin, en amical souvenir d'un dîner festif au Procope

Devant l’île de la Cité, César, qui n’est encore que Consul, s’éprend de l’endroit et, pointant son doigt majestueusement vers l’île, déclare : “Ce soir, j’établirai mon camp là”. César assigne à ce lieu, comme par préfiguration, le rôle de capitale.

César quitte l’assemblée qu’il a installée là pour rejoindre Rome. S’ensuit un soulèvement de la tribu des Parisii, réprimé par un des lieutenants de César. Tout cela se déroule sur ce terrain du Champ de Mars, entre la future Tour Eiffel et l’École de guerre. L’Île de la Cité qui se nomme encore Lutèce, est occupée par la garnison romaine. Les romains ont en effet pris la sage précaution d’y établir un camp fortifié. Au cœur de l’île s’élève le palatium, luxueuse demeure de pierre où réside le préfet romain, et tout près le tribunal de justice.

Quand Auguste devient empereur, en 27 av. J.-C., il prend l’autorité sur les trois Gaules qui dépendent directement de lui : la “chevelue” (Belgique), la Lyonnaise (où l’évêque prendra plus tard le titre de “primat des Gaules” et l’Aquitaine. Tandis que Arles et la Narbonnaise relèvent de l’autorité du Sénat romain.  À ce propos, Suétone raconte  que “Tibérius, père de Tibère, questeur de César, commandait la flotte de César pendant la guerre d’Alexandrie. Victorieux il reçut en récompense la nomination de “Pontife”, à la place de Scipion, puis envoyé en Gaule pour créer des colonies dont Narbonne et Arles.” Narbonne, où résidait déjà une importante colonie romaine, allait prendre du galon !

À Lutèce, ceux qu’on appelle les nautes, mariniers, marchands d’eau, pêcheurs à la ligne qui assurent une grande partie de la prospérité de la ville, élèvent un pilier au Dieu Jupiter, dieu de tous les dieux romains, tout au bout de la pointe Est de l’île, en face du palatium. On est alors sous le règne de Tibère, qui succède à César. Pendant ce temps-là, de l’autre côté de la Méditerranée, un guérisseur plus révolutionnaire qu’aucun autre dans l’histoire, trouble l’ordre public de la Palestine.

Cette cité sur l’eau, à y regarder de loin, ressemble à un navire. Et puisque ce  qu’on traduit par bateau se disait par en gaulois, on peut penser que l’origine du nom de sa première tribu, les parisii, soit tiré du mot bateau en gaulois.

Paris est au croisement d’une route et d’un fleuve. De Paris sont parties les chaussées vers Melun, Meaux, Soissons, Dreux, Rouen, Chartres. En posant des dalles.

Ces routes, avec la partie réservée aux voitures attelées, sont bordées par un trottoir de chaque côté emprunté par les bipèdes. On parcourt à l’époque romaine un peu moins de quarante kilomètres par jour. On s’arrête dans des tavernes pour se désaltérer ou bien dans des auberges pour y dormir. Les voies principales mènent à Sens et à Orléans. Elles sont si fréquentées qu’il faut les dégorger en ouvrant une voie parallèle, dite inferior, que les gens appellent aussi la via infer. Ce que plus tard le Moyen-âge dénomme la rue d’Enfer, qui deviendra la Rue Denfert.

Nos parisii, et surtout les sommités romaines occupantes, se retrouvent le matin aux thermes de Cluny, pour y deviser longuement, dans la vapeur des bains, sur les affaires politiques et les informations qui leur parviennent de Rome, où Marc Aurèle combat les chrétiens dont la multiplication alerte le monde romain qui est à Lyon, ou encore à Vienne. Ici, à Lutèce, les chrétiens ne sont pas jetés aux bêtes. En revanche on est friand de combats de gladiateurs qu’on va voir aux arènes où les touristes remontant la rue Monge aiment s’arrêter. Imagine-t-on que les pierres des tribunes sont réservées à de hauts personnages —les tribuns en font partie— dont les noms sont gravés ? Grâce à cela leur mémoire nous est parvenue.

Le théâtre est en plein air, sur la pente de l’actuelle rue Racine, entre l’Odéon et le boulevard Saint-Germain. On s’y rend dans l’après-midi, car ce premier théâtre de Paris ne donne son répertoire qu’en matinée.

Contrairement au théâtre antique grec qui l'a inspiré, le  théâtre romain, loin de traiter de politique ou de philosophie, est d’abord associé aux fêtes religieuses, avant que la comédie ne se développe, avec des pièces de Plaute ou de Térence dont une grande partie des dialogues sont chantés. L’art du mime et de la pantomime reçoit, dès le Ier siècle, les faveurs du public, ainsi que les œuvres de Sénèque, tel Phèdre repris plus tard par Racine, des classiques grecs comme le Médée d’Euripide.

Tous les bourgeois gallo-romains habitent ce quartier, qu’on nomme donc le “quartier latin”.

Traversant le boulevard Saint-Germain après avoir descendu cette rue Racine, les flâneurs aiment musarder sur les trottoirs de la rue de l’Ancienne-Comédie, dénommée rue des Fossés Saint-Germain dans la seconde moitié du XVIe siècle.

C’est là que se situe le célèbre Café-Procope, qui tient son nom d’un jeune Sicilien, Francesco Procopio dei Coltelli, venu faire fortune à Paris à la fin du XVIIe siècle, en s’associant avec deux arméniens qui débitent en plein vent l’arôme nouveau qu’ils appellent café. Les affaires marchent si bien que Francesco Procopio s’installe à son compte, d’abord rue de Tournon, qui mène au Sénat puis, en 1684, rue des Fossés-Saint-Germain, future rue de l’Ancienne Comédie. Le café Procope attire alors toute la clientèle du jeu de paume voisin.

Juste en face, précisément, à l’emplacement du jeu de paume, et cinq ans après l’ouverture du café, en 1689, la Comédie Française donne ses premiers spectacles. Une plaque posée sur une façade d’immeuble rappelle l’endroit où s’est élevé le premier théâtre de Molière. Voilà pourquoi la rue porte le nom d’Ancienne Comédie.

Dès lors, le Procope devient le lieu favori des artistes, des mondaines et des critiques. On colporte des nouvelles et des rumeurs, on échange, on s’amuse. Bref le tout-Paris fait du Procope son lieu de prédilection. Les encyclopédistes s’y retrouvent, les Voltaire, Rousseau —allez savoir quels types d’échanges ces deux ennemis entretinrent—, les Diderot, d’Alembert, Fréron etc. C’est d’ailleurs au Procope que, dit-on, L’Encyclopédie est née, d’une conversation entre Diderot et d’Alembert. Beaumarchais y reçoit les premières critiques de son Mariage du Figaro qui vient de se donner à l’Odéon, quelques centaines de mètres plus haut.

Juste derrière le Procope, au temps de la Révolution, habite Marat, à deux pas de la maison de Danton et à trois pas de celle de Camille Desmoulin, tous voisins du Charentais qui va modifier l’instrument qui les décapitera, le bon Docteur Guillotin.

Les romantiques, les Musset, George Sand, Théophile Gautier, Balzac, aiment s’asseoir au Procope. C’est là que Gambetta inaugure une nouvelle coutume, celle de fumer la pipe en public.

Dînons là. Un soir d’été. Quand la lumière s’apaise, et que la nuit qui vient invite, à la manière des allumettes de Prévert, à se souvenir de tout cela.

Gérard LEROY