Pour mon ami Suzanne, Syrienne, de Damas
   L’on sait d’Ignace qu’il est issu d’une famille modeste, qu’il a succédé à un certain Évodius, en 68, comme évêque d’Antioche, grande métropole alors de Syrie, au début du IIe siècle.

Antioche est la troisième ville de l’Empire, après Rome et Constantinople, devançant Alexandrie. Un demi-million de gens y résident. Les longues rues, abritées du soleil et de la pluie, éclairées la nuit, débouchent sur des places ornées de statues et de fontaines. Les courses auxquelles on assiste à l’hippodrome ou les spectacles représentés dans l’amphithéâtre attirent les gens de toutes parts. La ville, appelée “Couronne de l’Orient”, fait la fierté de ses habitants. On y parle grec si l’on est de haut rang, syriaque si l’on est du peuple. C’est la langue dominante de la région.

Les Antiochéens ont le goût du plaisir. Les femmes sont élégantes, maquillées avec soin, les yeux discrètement ornés de khôl, cette poudre tirée d’une roche métallique (sulfure d’antimoine), est vendue dans tous les bazars de la Méditerranée depuis des siècles. Les gens aisés aiment à se rendre aux thermes en fin d’après-midi, pour s’y baigner mais aussi pour se faire masser, épiler, raser, manucurer les ongles. Ils aiment aussi se retrouver entre amis, assister à des comédies ou des ballets licencieux au théâtre de Dionysos. Les prostituées et les gitons s’affichent sans vergogne. Les jeunes gens fardés, épilés, rivalisent avec les prostituées.

Antioche étant depuis longtemps à prédominance chrétienne —c’est même là que le terme “chrétien” fut inventé, nous apprend Claude Fouquet (1)— ,bien des temples sont désaffectés.

L’Église, dont il est juste de dater la naissance du jour de Pentecôte suivant la Résurrection, est alors toute jeune, d’une cinquantaine d’années.

Ignace, ce païen d’origine né vers 35 en Syrie, a fait l’apprentissage de la philosophie et particulièrement du stoïcisme alors en vogue dans l’Empire romain, mais aussi de la rhétorique asiatique. Il a connu les apôtres Pierre et Jean.

Arrêté vers l’an 110, Ignace est conduit manu militari à Rome où l’on projette non pas de le décapiter mais de le jeter en pâture aux fauves. C’est au long du voyage qu’il écrit sept lettres adressées aux Églises d’Éphèse, de Magnésie, de Philadelphie, de Smyrne et autres églises qu’il a rencontrées. Ces lettres, nous les avons (2). La plus importante paraît être celle qu’il a adressée aux Romains, avant qu’il n’arrive à Rome. Elle traduit la passion mystique qui traverse Ignace. Dans cette lettre il écrit aux Romains : “Il n’y a plus de feu en moi pour la matière; seule une eau vive murmure au-dedans de moi-même et me dit : viens vers le Père !”  (3). Les lettres d’Ignace sont considérées comme l’un des joyaux de la littérature chrétienne; elles nous apportent de surcroît une foule de renseignements sur la vie des églises de cette époque.

Notre évêque confesse la foi qu’il a reçue des apôtres. Il annonce avec clarté la divinité du Christ et son humanité qu’il défend contre ceux qui nient l’une ou l’autre. L’idée maîtresse de sa doctrine c’est l’unité. Dieu est un, un et trine (on note que la position christologique est prise dès les débuts de l'Église). Il plaide pour l’unité du Christ Dieu et homme, pour l’unité du chrétien avec le Christ comme fondement de la vie spirituelle, pour l’unité des chrétiens dans la diversité, unité signifiée par l’évêque, entouré de prêtres qui forment un sénat, de diacres qui, par leur service social ne font que reproduire et exprimer la diaconie de Jésus-Christ.

Voici ce qu’Ignace écrit aux Romains, dans sa Lettre aux églises :

J’écris à toutes les églises : je mande à tous que je mourrai de grand cœur pour Dieu, si vous ne m’en empêchez. Je vous en conjure, épargnez-moi une bienveillance intempestive. Laissez-moi devenir la pâture des bêtes; c’est par elles qu’il me sera donné d’arriver à Dieu. Je suis le froment de Dieu et je suis moulu par la dent des bêtes, pour devenir le pain immaculé du Christ. Caressez-les plutôt afin qu’elles soient mon tombeau, et qu’elles ne laissent rien subsister de mon corps : mes funérailles ne seront ainsi à charge à personne. C’est quand le monde ne verra même plus mon corps, que je serai un véritable disciple de Jésus-Christ. Priez le Christ de daigner faire de moi, par la dent des fauves, une victime pour Dieu. Je ne vous donne pas des ordres, comme Pierre et Paul : ils étaient des apôtres, et moi je ne suis qu’un condamné; ils étaient libres, et moi, jusqu’à présent, je suis esclave; mais la mort fera de moi un affranchi de Jésus-Christ en qui je ressusciterai libre. Pour le moment j’apprends dans les fers à ne rien désirer.


Depuis la Syrie jusqu’à Rome, sur terre et sur mer, de nuit et de jour, je combats contre les bêtes, enchaîné que je suis à dix léopards : je veux parler des soldats qui me gardent, et qui se montrent d’autant plus méchants qu’on leur fait du bien. Leurs mauvais traitements sont pour moi une école, à laquelle je me forme tous les jours; “mais je ne suis pas pour cela justifié”. Quand donc serai-je en face des bêtes qui m’attendent ! Puissent-elles se jeter aussitôt sur moi ! Au besoin je les flatterai pour qu’elles me dévorent sur-le-champ, et qu’elles ne fassent pas comme pour certains, qu’elles ont craint de toucher. Que si elles y mettent du mauvais vouloir je les forcerai. De grâce, laissez-moi faire; je sais, moi, ce qui m’est préférable. C’est maintenant que je commence à être un vrai disciple. Qu’aucune créature, visible ou invisible, ne cherche à me ravir la possession de Jésus-Christ ! Feu, croix, corps à corps avec les bêtes féroces, lacération, écartèlement, dislocation des os, mutilation des membres, broiement du corps entier; que les plus cruels supplices du diable tombent sur moi, pourvu que je possède enfin Jésus-Christ !


Que me servirait la possession du monde entier ? Qu’ai-je à faire des royaumes d’ici-bas ? Il m’est bien plus glorieux de mourir pour le Christ Jésus, que de régner jusqu’aux extrémités de la terre. C’est lui que je cherche, ce Jésus qui est mort pour nous ! C’est lui que je veux, lui qui est ressuscité à cause de nous ! Voici le moment où je vais être enfanté. De grâce, frères, épargnez-moi : ne m’empêchez pas de naître à la vie, ne cherchez pas ma mort. C’est à Dieu que je veux appartenir : ne me livrez pas au monde ni aux séductions de la matière. Laissez-moi arriver à la pure lumière : c’est alors que je serai vraiment homme. Permettez-moi d’imiter la passion de mon Dieu. Si quelqu’un possède ce Dieu dans son cœur, que celui-là comprenne mes désirs, et qu’il compatisse, puisqu’il la connaît, à l’angoisse qui me serre.


Le prince de ce monde veut m’arracher à Dieu et altérer les sentiments que j’ai pour lui. Spectateurs de la lutte, qu’aucun de vous n’aille prêter main forte au démon ! Prenez plutôt parti pour moi, c’est-à-dire pour Dieu. N’ayez pas Jésus-Christ dans la bouche et le monde dans le cœur. Loin de vous l’envie ! Si, quand je serai parmi vous il m’arrive de vous supplier ne m’écoutez pas : faites plutôt ce que je vous écris aujourd’hui : car c’est en pleine vie que je vous exprime mon ardent désir de la mort. Mes passions terrestres ont été crucifiées, et il n’existe plus en moi de feu pour la matière; il n’y a qu’une “eau vive” qui murmure au-dedans de moi : “viens vers le Père!” Je ne prends plus de plaisir à la nourriture corruptible ni aux joies de cette vie : ce que je veux c’est “le pain de Dieu”, ce pain qui est la chair de Jésus-Christ, “le fils de David”, et pour breuvage je veux son sang, qui est l’amour incorruptible.


Je ne veux plus vivre de cette vie terrestre. Or la réalisation de mon vœu dépend de votre bonne volonté : montrez-en donc à mon égard, afin d’en trouver vous-mêmes à votre tour. Ces quelques mots vous transmettrons ma prière : croyez à mes paroles. Jésus-Christ fera éclater à vos yeux la sincérité de mon cœur, lui, la bouche infaillible par laquelle le Père a vraiment parlé. Priez pour que je réussisse."
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Gérard LEROY, le 12 janvier 2013

  1. Claude Fouquet et Pierre Grimal, Julien, La mort du monde antique, Préface de Paul Veyne, L’Harmattan, 1965, p. 270.
  2. Ignace d’Antioche, Lettres aux églises, trad. Th. Camelot, éd. du Cerf, coll. Foi Vivante, 1975.
  3. id. p. 49.
  4. Lettre aux Romains, IV, op. cit., p. 46.