Pour Sylvie Queval, en hommage amical

   Le 20 mai 2005, c’est comme si le ciel s’était tout à coup couvert. Paul Ricœur nous quittait. Jean Greisch avait écrit que les fenêtres de sa pensée étaient ouvertes sur le monde entier. Ce soir de mai, manquait à la veillée un interlocuteur de taille pour disserter des grands débats du siècle.

Son itinéraire, complexe, partant d'une position «existentialiste», héritée de ses maîtres Karl Jaspers et Gabriel Marcel, l’avait conduit à la phénoménologie. Il avait abouti à une méditation sur la mémoire, l'histoire, le pardon et la réconciliation. P. Ricœur, à la différence de nombreux penseurs, avait embrassé tous les grands domaines, de la psychanalyse à l’herméneutique, en passant par l’épistémologie, la philosophie analytique, la morale et l’éthique. Avec lui on avait affaire à une sorte de “décathlonien” de la pensée, poussant jusqu’à un remarquable commentaire de la Bible, avec André LaCocque. 

Très tôt orphelin il part pour Rennes où, à 14 ans, marqué par la condamnation de Sacco et Vanzetti, il s’intéresse à la philosophie. L’agrégation en poche il enseigne à Saint-Brieuc, puis

à Colmar et à Lorient. Il est fait prisonnier au début de la guerre et passe quatre ans dans le camp de Gross-Born, en Pologne. De retour, il enseigne à Chambon-sur-Lignon. 

Il est l’ami d'Emmanuel Mounier, et fréquente la revue Esprit. Du CNRS, dont il est membre jusqu'en 1948, il rejoint la faculté de lettres de Strasbourg. En 1966, il quitte sa chaire de philosophie de la Sorbonne, pour participer à la création de l’université de Nanterre.

C’est alors qu’éclatent les événements de mai 68. En dépit du soutien qu’il apporte aux étudiants, devenu doyen de la faculté il est pris à partie, molesté. La situation, on le sait, dégénère à partir de ce moment. Son bureau est envahi, Ricœur est insulté, jusqu'à ce qu'on le coiffe d'une poubelle. Ce regrettable incident restera longtemps gravé dans la mémoire de Ricoeur, qui recevra tard les excuses de Daniel Cohn-Bendit. 

Chrétien, non-marxiste, le philosophe est éclipsé, discrètement écarté de tous ces débats des années 70 qui se veulent «révolutionnaires». 

Battu par Michel Foucault à l'élection au Collège de France, démissionnaire de son poste de doyen de Nanterre, c’est René Rémond qui prend le relais. Paul Ricœur rejoint l’université de Louvain, et entre en 1970 au département de philosophie de la Divinity Scholl de l’Université de Chicago.

Ricoeur propose une nouvelle vision de l'homme et du sujet, dans laquelle la conscience n'est plus une donnée mais une tâche. Attentif à une compréhension de soi médiatisée par des signes, des symboles et des textes il s'ouvre à l'herméneutique, 

Dans son oeuvre, Dieu apparaît à ce fervent protestant qui n’a fait aucune philosophie religieuse, comme Celui qui parle dans la Bible, de sorte que, pour se rapprocher de Lui, il faut, là aussi, emprunter les chemins de l'herméneutique (biblique), puisqu'on ne peut pas «séparer les figures de Dieu des formes de discours dans lesquelles ces figures adviennent».

Les problèmes traités par Ricoeur s’appuient sur quatre pôles de possibilités d’agir : je peux parler, je peux agir, je peux raconter, je peux me tenir responsable de mes actes, dont je suis l’auteur. Philosophies du langage, de l’action, de la narration, philosophie morale, tout est à l’œuvre. À ces questions, et dans le prolongement de la thèse de Heidegger, Ricoeur ajoutera celle du temps. 

Il affronte ensuite le problème de la finitude et de la faute, de la volonté mauvaise et du mal. Il aura montré comment l'humanité, notamment hébraïque et grecque, a représenté son expérience du mal, de la souillure, du péché et de la faute. La formule qu'utilise alors Ricoeur devient célèbre : «le symbole donne à penser».

Il s’attachera à démystifier ceux qu’il appelle les «maîtres du soupçon» : Marx, Nietzsche et Freud. 

Loin de jeter aux orties les problèmes de l’existence il aura apporté la rigueur ontologique, induit l'enchaînement logique, proposé la raison philosophique occidentale au sens et à la profondeur des choses de l’existence. Rien ne lui échappe. S’il fallait résumer LA question présente tout au long de son itinéraire, on pourrait dire que Ricœur ne s’est penché que sur celle-ci : comment l'homme, dans sa fragilité, maintient son effort d'exister et son désir d'être. «L'homme, disait-il, c'est la joie du Oui dans la tristesse du fini.»  

 

Gérard LEROY, le  8 mai 2015