Pour Jackie, dont Michel Jazy ne fut pas le moindre des supporters...

   Lorsqu’il débarqua à Tokyo, avec l’équipe de France d’athlétisme, au début du mois d’octobre 1964, Michel Jazy était alors considéré comme le meilleur coureur du monde sur 5000 mètres, voire sur 1500 mètres. N’était-il pas champion d'Europe en titre du 1500 m, et n'avait-il pas été médaillé d’argent quatre ans plus tôt, à Rome, sur cette dernière distance ? Personne n’avait oublié, surtout pas Michel. Aussi était-il tout à fait justifié à vouloir concourir sur les deux distances.

L’idéal recherché par tout athlète est de disposer du maximum de ses moyens le jour de la compétition. La barrière est mince entre l’hypermotivation et la déprime et il s’en faut toujours de peu pour basculer de l’une à l’autre.

Un peu pour se rassurer, il se testa sur 1200 mètres, deux jours avant les séries du 1500 mètres, en compagnie de ses compères Michel Bernard, le rival de la première heure, et Jean Wadoux, l’étoile montante du demi-fond français. Michel Jazy parcourut cette distance en 2’50”, soit au rythme de 3’32”5 au 1500, temps nettement supérieur au record du monde de l’époque. Michel ne s’était jamais senti aussi à l’aise. Les choses se présentaient donc bien. La presse française exultait, et commençait à auréoler Jazy des lauriers d’une victoire avant l’heure. Personne n’envisageait que la gloire française du sport n’entérinât pas sa supériorité à Tokyo.

Une première contrariété vint troubler le projet de Michel, conséquente au nombre d’engagés sur 1500 mètres. Il lui fallait, comme à tous les coureurs qui allaient se qualifier, disputer un tour de série supplémentaire. Michel dut renoncer

tout net à courir le 1500 m où la concurrence du néo-zélandais Peter Snell paraissait rude, préférant —on lui reprochera sa sagesse par la suite— ne pas entamer ses forces et assurer sa supériorité sur 5000 mètres, d’autant que les séries de qualification sur 1500 m devaient être courues entre une série et la finale du 5000 m. Travaux de forçat.

Qualifié pour la finale du 5000 mètres il se réserva donc exclusivement pour cette course, évitant de courir deux lièvres à la fois, mais se privant peut-être d’un titre sur 1500 mètres, l’autre épreuve phare du demi-fond.  ”Mais si je rate, se dit Michel en secret, je rate tout ! Le public ne comprendrait pas. Que dirait-il, le public ?” En un court instant le doute gagna et peu à peu se substitua aux certitudes. Le sommeil se faisait attendre... La pluie tombait. Alors Michel eut peur de la pluie, déclara qu’il détestait ce temps. La presse, avide de suspens, s’empressa de répandre la nouvelle. Jazy la lut, ce qui renforça son aversion et l’idée que la pluie l’anéantissait. Le jour de la finale arriva : le ciel déversait des trombes d’eau.

La foulée est impressionnante de puissance autant que d’élégance. Tout le monde sait que Jazy est capable de courir sur un rythme de 2’42-2’43 au kilomètre. Le premier kilomètre est couru en 2’50”2. La course est donc tactique. Les rivaux sont de taille : le Tunisien Gammoudi, l’Australien Ron Clarke, l’américain  Bob Schul dont on connaît le finish, et puis le jeune Kenyan  Kipchoge Keino qui a déjà couru la distance sous les 13’50”. Ron Clarke tente quelques échappées, contrées aussitôt par Jazy. Il pleut. À mi-course, l’attaque de Clarke relègue le peloton des coureurs à 15-20 mètres, hormis Jazy qui colle à la foulée de Ron Clarke. Jazy ne relaie pas. Le Français attend le dernier tour pour placer sa foudroyante accélération. Tout ce beau monde musarde. Il pleut. Les coureurs passent au 3000 mètres en 8'22"4 ! Un temps de junior ! Le quatrième kilomètre est couru en 2’ 53” ! Il pleut. À 500 mètres de l’arrivée le stade se lève car l'Américain Dellinger attaque. Jazy, superbe d'aisance, le contre, puis prend les commandes de la course, attaque le dernier tour en tête, change d’allure à 350 mètres de l’arrivée. L’accélération est soudaine, souple. Jazy prend 10 m d'avance sur l'Allemand Norpoth, un peu plus sur Schul. A 200 m du fil Jazy a creusé un trou énorme. Il a gagné... non...

 Sa tête commence à dodeliner, sa foulée s’alourdit. Du jamais vu !  À 100 mètres du but Bob Schul est sur ses talons, Jazy jette derrière lui un regard désespéré. Bob Schul le passe, puis Norpoth et Dellinger. Jazy termine quatrième.

Plus tard, Michel Jazy s'expliquera :  "...Il a suffi que le trac passe une seconde dans ma tête pour flanquer par terre toute une partie de mes certitudes des jours précédents..."

Le trac !

Avant une course il y a le trac, c’est bien naturel, comme le ressent l’acteur avant de rentrer en scène. Il noue, paralyse. Il arrive à certains athlètes de vomir avant le départ d’une course. Et puis se mêle la crainte de ne pas maîtriser la douleur qui survient avec l’effort. Jazy, lui, investi des responsabilités que charge un maillot national, a éprouvé la hantise de décevoir. Ce qui, à n'en pas douter, l’a épuisé nerveusement.

Trois semaines plus tard, les concurrents de la finale de Tokyo se retrouvent dans un meeting européen. Il ne pleut pas. Il n’y a rien à perdre. Michel Jazy prend une éclatante revanche. Aucun ne peut le suivre ce jour-là. Il était redevenu le meilleur de tous. À sa place.

 

Gérard LEROY, le 11 octobre 2014

  1. cf. G. LEROY, À vos marques, Préface du Dr Bernard Kouchner, Guy Trédaniel éditeur, 1992