Une série de violences croissantes, la méchanceté, la haine, jusqu'au déni de l’humain, ont forcé des hommes et des femmes à payer d’une inutile douleur, certains cédant leur vie, d’autres marqués à vie de l’indélébile horreur, cruelle, interminable.

Comment concéder le pardon à ses tortionnaires ?

“C'est très difficile d'aimer son ennemi”, disait Ingrid Betancourt, une semaine après sa libération. “On ne peut pas aimer quelqu'un qui vous fait autant de mal”, a souligné l'ex-otage des Farc (1). Et pourtant elle a pardonné. On comprend, ou du moins on admet. Un temps. Peut-on admettre longtemps sans comprendre ?

Tout part d'une blessure. Toute blessure, légère ou profonde, génère le désir de vengeance, puis le désir de sentence, qui va déclarer coupable celui qu’on tient pour responsable de la blessure qui nous affecte. Il y a en quelque sorte un transfert de la vengeance en justice. Ceux-là mêmes qui ont blessé doivent “payer” dit-on.

Ce que l’on attend de la peine légalisée que doivent encourir les coupables de l'offense, c’est la reconnaissance et la restauration de ce qui est dégradé. D’abord la reconnaissance des victimes offensées et humiliées. Puis la restauration de tout ce qui a été atteint : la dignité, le respect de soi, celui du groupe humain auquel l’offensé appartient, la restauration de la capacité de l’exclu à se réintégrer dans ce groupe humain. La réhabilitation de la considération du groupe relativisé ou exclu, c’est l’heureuse initiative qu’avait prise François-Xavier Rousseau à l’égard des familles dont un des leurs avait été frappé par la maladie du sida.

La réponse opposée par Ingrid Betancourt à la violence de ses geôliers a été une réponse d’amour. Est-ce possible, est-on tenté de dire. “Cette réponse d’amour, explique-t-elle, cette attitude non violente, a été chrétienne pour moi parce que j’ai la foi chrétienne, mais elle aurait pu être bouddhiste ou musulmane” [...]. “On peut être amené à haïr, [...] de toutes ses forces et, en même temps, trouver le soulagement de cette haine par l’amour.”

Ainsi est-elle entrée dans sa démarche de pardon. Car elle a pardonné, Ingrid Betancourt, en dépit de ce qu’il lui a fallu endurer, elle a pardonné à ses geôliers, mais aussi à tous ceux qui, sciemment, par négligence ou par lâcheté, l’ont délaissé, voire oubliée.

Comment s’explique ce pardon. Sur quoi se fonde-t-il ? Le pardon vient se situer à la charnière de la réhabilitation et de la réconciliation. Ainsi que l’écrivait Paul Ricœur, "le pardon n’est pas un dû, c’est un don". Ce don vient en surabondance de la logique d’équivalence qui préside à la justice. Nous y sommes invités par l’Évangile, qui fait appel, au-delà de la simple justice et de sa loi d’équivalence, à cette “loi de surabondance”.

Qui peut donner le pardon ? Assurément l’offensé, qui répond oui à une demande qu’il pourrait récuser. Le projet du pardon, c’est de “briser la dette, non de briser l’oubli”, écrit le philosophe Olivier Abel. C’est une sorte de guérison de la mémoire par l’achèvement d’un travail de deuil; la mémoire délivrée du poids de la dette est alors libérée pour des projets. “Le pardon, écrit P. Ricœur, donne du futur à la mémoire”.

Et la mémoire donne du futur à la réconciliation.

Dernier stade du rétablissement de la relation, la réconciliation est à préciser. Le verbe “réconcilier”, en grec, traduit la capacité à “se changer à l’égard de quelqu’un”. C’est le sens profane, qu’on rencontre dans l’Evangile de Matthieu (5, 24) : “avant d’aller déposer ton offrande devant l’autel va d’abord te réconcilier". Ce qui signifie “changer d’attitude à l’égard de”. En l’occurrence le frère.

La visée de la réconciliation c’est ce “changement d’attitude à l’égard de”. Ce n’est pas d’encourager l’oubli, même institutionnalisé, en cas d’amnistie par exemple. La décision d’effacer les faits est une hypocrisie et une action contraire au pardon et à la réconciliation qui, l’un et l’autre, requièrent la mémoire. L’authenticité du pardon et de la réconciliation s’annihilent avec l’amnistie.

Bien qu’il s’en distingue le sens profane ne s’oppose pas au sens religieux, qui prédomine dans le Nouveau Testament. Quand saint Paul parle de réconciliation il désigne l’acte gratuit par lequel Dieu ré-introduit le pécheur repentant dans la grâce, et ceci en vertu du sang versé par le Christ pour le salut des hommes. C’est ce que dit nettement saint Paul aux Romains (Rm 5, 11) : “nous mettons notre orgueil en Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ par qui, maintenant, nous avons reçu la réconciliation”. Paul dit clairement que c’est en Jésus-Christ que nous avons cette aptitude à changer notre attitude vis à vis de lui. Par cette nouvelle création, qu’inaugure la réconciliation dont parle le texte, l’homme vit désormais en paix avec Dieu (Rm 5, 1-19) : on est changé à l’égard de quelqu’un par ce quelqu’un qui est Dieu.

Voilà pourquoi l’entreprise de réconciliation ne peut pas faire l’économie de la grâce. C’est ce dont témoigne Ingrid Betancourt : “On ne peut pas aimer quelqu’un qui vous fait du mal. Mais on peut trouver, et moi je le trouvais dans le Christ, une assise.”

 

 

Gérard LEROY, le 25 juillet 2008

  • (1) cf. le compte-rendu de l’interview dans La Croix du 9 juillet 2008