Pour Jean-Claude Ghisgant, en hommage amical

 

   Jean Chrysostome disait de sa ville natale qu’elle “était ceinturée comme d’un rempart par les reliques de ses martyrs”. De nombreux Antiochiens étant morts martyrs, on ne s’étonne pas de la multiplicité des pèlerinages qui se rendent alors à Antioche. 

 

Au milieu du IVe siècle l’évêque de la ville, Eustathe, est un des apôtres du credo nicéen. Les chrétiens d’Antioche marquent leur intérêt pour l’exégèse et la théologie, sous la conduite d’un certain Diodore de Tarse, dont le trio cappadocien s’est inspiré. Jean Chrysostome et Théodore de Mopsueste furent les disciples de Diodore qui commente tout l’Ancien Testament, s’attache au sens littéral et historique du texte, n’hésitant pas à recourir à la philosophie, décelant les liens entre l’Ancien et le Nouveau Testament.

 

Toutes les écoles d’exégèse ne s’harmonisent pas et des querelles, ajoutées aux luttes de pouvoir,  immanquablement éclatent. C’est dans ce climat qu’émerge Jean Chrysostome.

 

Ce fils de bonne famille né à Antioche en 349, est élevé par sa mère, très religieuse. Il reçoit le baptême au seuil de ses vingt ans, renonce à une carrière d’avocat qui lui était promise, préférant la vie ascétique et l’exégèse. Il se lie d’amitié avec celui qui allait devenir le grand exégète d’Antioche, Théodore de Mopsueste.

 

Comme d’autres avant lui, Jean aspire à vivre en ermite et se retire dans une grotte. De retour à Antioche, épuisé, il est ordonné diacre, en 381, puis prêtre cinq ans plus tard. Il écrit alors Sur le sacerdoce (ed. du Cerf), qui est une œuvre classique de la littérature chrétienne. Ce garçon est doué pour la parole, et se consacre à la prédication. Un frère prêcheur avant l’heure en somme !

 

 

Sa renommée le fait appeler à Constantinople. En 397, le patriarche Nectaire décède. Le fondé de pouvoir transitoire dans l’Empire d’Orient intrigue auprès de l’Empereur Arcadius pour que Chrysostome succède à Nectaire, afin, semble-t-il, de rétablir une certaine orthodoxie dans la capitale impériale, toujours sous influence arienne. Mais Théophile, le patriarche d’Alexandrie, freine et retarde la nomination de Jean. 

 

Il faut dire que Jean Chrysostome est célèbre. Il est connu à travers l’Orient pour être un brillant orateur, d’où le surnom de Χρυσό στόμα, “Bouche d’Or”, qui lui sera attribué après sa mort (1). D’emblée, Jean Chrysostome prend le contre-pied de son prédécesseur Nectaire, imposant le dénuement au lieu du luxe ostentatoire, réformant le clergé, condamnant les prêtres simoniaques (2). Chrysostome corrige les mœurs d’une société passablement paganisée. Jusqu’en 402, sa position à Constantinople est forte. Il est aimé par les foules, entretient de bonnes relations avec la famille impériale et ne se mêle pas de la politique. 

 

Mais Jean n’hésite pas à fustiger le faste de la cour, au point d’irriter la belle, cruelle et ambitieuse impératrice Eudoxie, épouse de l’empereur d’Orient Arcadius, qui en effet scandalise les chrétiens de Constantinople par son luxe et son amour du faste. Grâce à quelques complicités celle-ci se venge en faisant déposer Jean par un concile. Jean ne se présente pas au concile. La déposition est votée et Jean est envoyé en exil. Pas pour longtemps. Car les gens de Constantinople le réclament. Jean Chrysostome revient.

 

De retour à Constantinople il insiste sur la nécessité du travail intellectuel et de l’étude des textes. “Tout ce que tu as de loisir, consacre-le à l’Écriture”. “Que chacun, rentré chez soi, reprenne la Bible en main. Qu’il rumine les choses qu’il a entendues, s’il veut retirer des Écritures des bienfaits durables.” “Ne cherche donc pas un autre maître, tu possèdes la Parole de Dieu. Nul autre ne t’instruira comme elle.

 

Jean Chrysostome nous a laissé quelques sept cents homélies sur l’Ancien et le Nouveau Testament. Il avait une prédilection pour Paul. Un auteur égyptien de cette époque, mort en 435 (3), a écrit ceci à ce propos : “Je crois que si Paul avait voulu se commenter lui-même, il ne l’aurait pas fait autrement que ce maître vénérable...”

 

Jean Chrysostome s’attaque aux fléaux sociaux de son temps, sévissant un peu partout, à Milan, à Carthage, à Constantinople bien sûr. Comme les Cappadociens, il est solidaire de la misère des indigents et accuse, nous l’avons vu, le luxe effréné de la cour : “Des mulets promènent des fortunes, crie-t-il, et le Christ meurt de faim devant ta porte !” 

Jean s’appuie sur l’Eucharistie pour justifier la justice sociale et la charité. “Tu vénères l’autel de l’Église lorsque le corps du Christ y descend. Mais l’autre, qui est le corps du Christ, tu le négliges et tu restes indifférent quand il meurt de faim.”

Orateur, Jean Chrysostome met son talent au service de l’Évangile et du peuple chrétien. Il est avant tout un éducateur de la foi qui fait prendre conscience aux éducateurs et aux parents de la beauté de leur rôle. “L’art des arts”, dit il, consiste tout simplement à façonner un être. Rien moins. C’est de lui que vient l’expression : “le foyer chrétien est une petite église”. 

Puis Jean est enlevé en pleine célébration pascale, en 404, et doit à nouveau s’exiler en Basse Arménie avant d’être emprisonné dans une forteresse à l’est de la Mer Noire. Quelques interventions en sa faveur n’y feront rien. Il décède en septembre 407.

 

La vie de Jean Chrysostome est, en elle-même, le témoignage d’une Église en pleine effervescence qui cherche à s’affirmer dans un monde où les repères traditionnels que sont l’Empire et la romanité s’effritent peu à peu. Si Jean n’a pas le sens du gouvernement à la manière de Basile, s’il n’a pas l’esprit spéculatif de Grégoire de Nysse, il semble avoir plus profondément sondé le cœur humain. Il a la fougue des prophètes que l’histoire a surnommé “Chrysostome”, “Bouche d’Or”.

 

 Gérard LEROY, le 23 janvier 2014

 

 

1) Pierre Maraval, Le christianisme de Constantin à la conquête arabe, Paris, PUF 2005, p. 84; cf. aussi cf. Virgil Gheorghiu, Saint Jean Bouche d’Or, Plon, 1957.

 

2) le mot se rattache à Simon le Magicien, ce Samaritain “marchand” de dons spirituels auquel beaucoup attribuent paternité de la gnose, se révèle à la fin du Ier siècle pour avoir tenté d’acheter à l’apôtre Pierre le pouvoir de conférer les dons de l’esprit. La simonie sévit surtout à l’époque des capétiens. Les princes laïques s’emparent progressivement des biens des Églises, et exercent leur tutelle. Les propriétaires d’églises devenues privées trafiquent les charges épiscopales. Le prêtre verse à l’archevêque une somme d’argent pour obtenir la charge d’évêque, et reçoit ensuite des versements des prêtres qu’il ordonne et des diacres qu’il consacre. On désigna de simonie ce trafic généralisé autour des charges épiscopales.

 

3) Isidore de Péluse