Au chapitre 3, le pape entame une méditation sur  les Béatitudes. Cette méditation montre « la carte d’identité du chrétien » dit François. Ce chapitre s'inscrit dans la continuité du chapitre précédent. Le pape rappelle Mt 25, 31-46 : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire… ». Le geste « pour l’autre », pour le misérable qui a faim, le migrant accueilli, implique de reconnaître la dignité de cet autre, sans abandonner notre engagement pour la transformation sociale (§ 99). Un fagot désœuvré est-il un obstacle sur mon chemin ? Ce problème doit-il être résolu par les hommes politiques ? François rétorque : « Cette pauvreté d’esprit est étroitement liée à la “sainte indifférence” vis-à-vis de toutes les choses créées » (cf § 69). « je peux, cependant, réagir à partir de la foi et de la charité, et reconnaître un être humain doté de la même dignité que moi, aimé » (cf § 98).

Dans ce troisième chapitre, le pape souligne encore que le devoir de justice n’est pas dispensé par la miséricorde. « La miséricorde n’exclut pas la justice (…). La miséricorde est la plénitude de la justice … » (§105). Bernard de Clairvaux invitait à baiser les 2 pieds de Dieu, celui de la justice et celui de la miséricorde. « C’est se tromper soi-même, écrivait saint Bernard, que de s’arrêter à embrasser le pied de sa miséricorde, en délaissant celui de sa justice ; que de croire que la seule confiance dans cette infinie miséricorde suffise pour opérer son salut. Que l’âme pénitente (…) tienne toujours ses deux pieds étroitement unis ». « Être miséricordieux, dit François, c’est essayer de reproduire un petit reflet de la perfection de Dieu qui donne et pardonne en surabondance » (§ 81). 

Comment s’explique ce pardon ? Sur quoi se fonde-t-il ? Le doit-on ? Non. Le pardon n’est pas un dû, c’est un don. Ce don vient en surabondance de la logique d’équivalence qui préside à la justice. Comme répétait souvent Jean-Paul II à la fin de son pontificat, « il n’y a pas de paix sans justice et il n’y a pas de justice sans pardon ». Le pardon invite à dépasser la justice ordinaire qui cherche à équilibrer (depuis le code de Hammurapi) les plateaux de la balance chargés de part et d’autre d’offenses et de sentences dites “appropriées”. Le projet du pardon n’est pas d’oublier, mais de délivrer la mémoire du poids de la dette dès lors libérée pour des projets.

Il ne s’agit donc pas de bricoler le souvenir du passé pour le réparer. Il ne s’agit pas de reconquérir une innocence impossible, mais de se savoir pardonné parce que aimé. Le seul renoncement qui coûte à l’homme, en fait, c’est l’acceptation de sa culpabilité. Mais il y a une distinction à faire entre la vraie et la fausse culpabilité. Un conte persan le dit bien.  

Un prince possédait une splendide pierre précieuse. Un jour cette pierre sublime fut rayée. Le prince en fut bouleversé et convoqua tous les joailliers de la terre. Aucun ne parvint à effacer la rayure. Arriva alors dans la contrée un tailleur de pierre. En désespoir de cause le prince s’en remit à ce tailleur de pierre. Lequel tailleur de pierre, usant de tout son talent, tailla dans le diamant une rose superbe, dont la tige avait été ciselée sur l’égratignure. La pierre précieuse devint alors le plus beau des diamants, plus beau encore qu’avant qu’il ne soit éraillé. 

La fausse culpabilité est celle qui ne souffre pas les égratignures et cherche à les nier ou à les effacer. La vraie culpabilité est celle qui accepte la blessure et s’enrichit du pardon d’autrui, en acceptant une parole qui fait lumière et vérité. “Le pardon, écrivait Paul Ricœur, donne du futur à la mémoire” (cf. Le conflit des interprétations).

Au-delà du droit, le pardon, se situe à la charnière de la réhabilitation et de la réconciliation. Il relève d’une économie du don, en vertu de la logique de surabondance qui dépasse la logique d’équivalence propre à la loi du Talion, et qui préside à la justice. À cet égard le pardon est une valeur non seulement supra-juridique, mais éthique.

Au-delà du pardon se profile le rétablissement de la relation. C’est la réconciliation. Le verbe “réconcilier”, en grec, signifie “se changer à l’égard de quelqu’un”. C’est le sens qu’on rencontre dans l’Evangile de Matthieu (5, 24) : “avant d’aller déposer ton offrande devant l’autel va d’abord te réconcilier avec ton frère". 

Paul explique que c’est en Jésus-Christ que l’homme a cette aptitude à changer son attitude vis à vis d’autrui : “Nous mettons notre orgueil en Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ par qui, maintenant, nous avons reçu la réconciliation” (Rm 5). Par cette nouvelle attitude, l’homme est changé à l’égard de quelqu’un par ce quelqu’un qui est Dieu. Voilà pourquoi l’entreprise de réconciliation ne peut pas faire l’économie de la grâce. "Tous, nous constituons une armée de gens pardonnés", dit François (§ 82). 

Ce chapitre réédite les dénonciations portées dans Laudato si’, faisant paraître un certain agacement du pape devant la persistance des hommes à cultiver leur idéologie de puissance, somme toute leur « joyeuse irresponsabilité”  dit le n°59 de Laudato si’. Par exemple, il ne suffit pas au pape de répéter après Mathieu : « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu ». François note que « Le monde des ragots, fait de gens qui s’emploient à critiquer et à détruire, ne construit pas la paix » (§ 87), dans ce monde « où l’on se dispute partout, où il y a de la haine, où règnent l’orgueil et la vanité, où chacun croit avoir le droit de s’élever au-dessus des autres » (§ 71).

Les ragots, les critiques dévastatrices… tout l’été dernier de grands renifleurs de scandales ont cru faire vaciller la République et tituber nos institutions avec l’affaire Benalla. Les commentaires de sans-culottes vindicatifs, qu’ils soient de gauche ou de droite, nous ont inondés de leurs envolées lyriques. Nos batailles de rues occupaient le petit écran, laissant le monde tourner, sans qu’on ait à s’inquiéter des événements en Syrie, ou au Yemen, de la résistance des terroristes, des négociations entre Junker et Trump ? Qui se préoccupe de la déliquescence de l’Union européenne, des naufragés de la Méditerranée et de leurs odyssées de mort.

On a presque honte de certains de nos journaux pris dans la tourmente qui transforme les studios en prétoires, où les « renifleurs » de l’information vomissent leur opinion journalistique bien-pensante. On les devine prompts à traverser les salons pour aller humer l’odeur des toilettes. Ils ne dorment que d’un œil, et veillent, surveillent le monde, pour le noircir encore.

Que tout cela n’engendre pas la mauvaise humeur dit le pape, « car la mauvaise humeur n’est pas signe de sainteté ».

 

Gérard LEROY, le 22 octobre 2018