Pour Florin Dumitrescu, en hommage amical

   Comme missionnaires de l'Évangile les chrétiens ont à montrer que l'Évangile est plus qu'une expérience religieuse. La conversion ne s’apparente pas à un pari auquel on est invité, comme on le serait par un marchand de confection nous priant d’essayer un costume : "essayez ça, l'Évangile, vous verrez, vous vivrez sûrement mieux avec". Elle consiste à évacuer de la foi tout ce qui serait d'ordre intellectuel. Elle a été celle du protestantisme libéral allemand au XIXe s., avec pour figure de proue F. Schleiermacher (1). Il faut rappeler que ce pasteur Berlinois avait été influencé par Spinoza, le romantisme allemand et le milieu piétiste auquel appartenait Kant. Schleiermacher réduisait la foi à son aspect de subjectivité et de sentimentalisme religieux. "Ni pensée ni action, disait-il, mais contemplation et sentiment". L'historien de la philosophie Émile Brehier allait dans le même sens, prétendant que "la religion est le sentiment d'absolue dépendance." Ces courants piétistes, sympathiques certes, ne proposent pas de croire ceci ou cela, mais de s'attacher, à la manière d’Ernest Renan parlant des chrétiens : "On était son disciple en s'attachant à sa personne et en l'aimant."

Auguste Sabatier (2), disciple de Schleiermacher, professeur et doyen de la faculté de théologie protestante de Strasbourg, vivait dans le climat auquel il s'opposait naturellement, du scientisme de Littré, de Berthelot, du positivisme de Comte et de tout le matérialisme biologiste de ce temps (3). Dans son Esquisse d'une philosophie de la religion Sabatier déclare que : "La foi est émotion religieuse, sentiment, et qu’elle se transpose dans l'Esprit en une notion intellectuelle qui en devient la représentation..." Il faut se méfier de “l’invasion du sentimentalisme, d’une pratique du fusionnel” (P. Valadier), car l’exaltation affective peut conduire à des manipulations insidieuses. On en arrive en certains endroits —on peut penser au Brésil, mais pas que— à chauffer le public pour amener chacun à confesser ses fautes et se ranger derrière le gourou-prédicateur et à ses

lubies, plus qu’à la Parole de Dieu ou au message évangélique. J'ai le souvenir d'avoir rencontré, dans une mégalopole du sud des États-Unis, des gens qui se mobilisaient à la façon des vendeurs de journaux à la sauvette pour communiquer leur expérience propre et convaincre ceux qu'ils arrêtaient de la présence de Dieu dans leur cœur, un Dieu se révélant à chacun selon sa capacité à se regarder, à s'explorer, dans l'attente patiente et perspicace de l'y retrouver. Ces marchands de bonheur avaient l'art d'annoncer notre métamorphose exaltante à venir. Tous ces gens, dont les positions furent combattues par le théologien protestant Karl Barth (4), n'expriment pas dans sa profondeur et sa totalité l'expérience croyante, qui n'est pas simplement émotion, sentiment, dépendance. 

Il y a certes une part d'expérience dans la foi (que souligne d'ailleurs Sabatier), mais qui ne s'enferme pas dans l'intimisme individualiste et piétiste, réfugiant la foi dans le sentiment et l'entière subjectivité. La foi chrétienne est autre chose, qui ne réprime pas l'émotion et le sentiment, mais les dépasse. 

Toute une part de l'athéisme moderne a porté sa critique en référence à une foi confondue avec ces pratiques. Nous y reviendrons.

 

Gérard LEROY, le 19 septembre 2014

 

(1) cf. Discours sur la religion, de Friedrich Schleiermacher, philosophe et théologien allemand, mort à Berlin en 1834,  

(2) théologien protestant français mort en1901

(3) Le positivisme est alors le paradigme universel de la pensée (on pense à partir des faits observés). Il engendre naturellement le scientisme, doctrine selon laquelle il n’y a pas de vérité en dehors du champ scientifique. La raison scientifique est la norme, qui explique le monde dans sa totalité. Le scientisme ne laisse aucune place à l’irrationnel.

(4) Théologien suisse calviniste, 1886-1968. “Le plus grand théologien de ce siècle”, aurait confié le pape Jean XXIII à un journaliste qui l’interviewait. Apprenant cela, K. Barth aurait malicieusement rétorqué qu’il n’était “pas loin de croire à l’infaillibilité papale!”

En réaction contre la théologie libérale allemande Karl Barth a souligné la “différence qualitative infinie” de l’humain et du divin, et affirmé la nécessaire distinction à établir entre la foi et la religion (“notre foi est l’invalidation radicale de tout ce qui est humain”). Karl Barth écrit en 1919 que “notre religion consiste dans la suppression de notre religion” qu’il identifie à un projet humain au terme duquel ne se trouve pas le Seigneur. 

Le théologien a élaboré une méthode dialectique résumant la tension interne à toute approche théologique où la vérité ne peut être saisie que par paradoxes, qu’il s’agisse d’une approche sur Dieu, l’homme, leur rencontre, le mystère de l’incarnation, la justification du pécheur, la grâce et la résurrection des morts. Après avoir déclaré que “la religion est un péché” en ce qu’elle traduit un projet d’appropriation par l’homme de Dieu, en face de l’Alliance réalisée entre Dieu et l’homme dans la personne de Jésus-Christ, Karl Barth en viendra à réhabiliter la religion chrétienne qui, par et en Jésus-Christ, est jugée, condamnée, sauvée, sanctifiée. 

Avec une minorité de protestants (Thurneysen, Niemöller, Vogel, Niesel...), Karl Barth s’opposa dès 1933 à la fois au Reich hitlérien et au mouvement des Chrétiens Allemands, soutenu par Hitler, qui fondait la doctrine de la nouvelle Église évangélique sur les slogans du nazisme: “Nation, Race, Führer”. C’est dans ce contexte que Barth et son ami E. Thurneysen lancent la nouvelle revue “Theologische Existenz heute” (“L’Aujourd’hui de la Théologie”). De l’avis de Georges Casalis, c’est “le plus violent réquisitoire qui se puisse imaginer contre l’Église officielle allemande, qui fut aussi décisif pour la vie de l’Église au XXè siècle que les quatre-vingt-quinze thèses de Luther pour l’Église du XVIè siècle”. Qu’on en juge par un extrait de ce manifeste reproduit par G. Casalis :

“Là où il n’y a pas d’existence théologique, là où on réclame un conducteur ecclésiastique au lieu d’être un conducteur dans le service qui nous est commandé, là, tout appel à un “Führer” est aussi vain que le cri des prêtres de Baal: “Baal, entends-nous!” (cf. Foi et Vie, n° 51, pp. 628-630, cité par Georges Casalis dans Portrait de Karl Barth, Éditions Labor & Fides, 1960, p. 34).

La théologie de Karl Barth a opéré une véritable révolution dans l’histoire des Églises chrétiennes.