Pour Aurélie Lebouc, en hommage amical

   Comme missionnaires de l'Évangile les chrétiens ont à montrer que l'Évangile est autre chose et plus qu'une conversion éthique. Pendant les quatre premiers siècles de notre ère, chaque fois que les chrétiens présentaient leur foi comme une conversion, ils étaient obligés de s'expliquer copieusement. Deux termes grecs traduisent la conversion, très usités à l'époque, y compris par les chrétiens : la metanoia, ou renversement de mentalité, et l’ epistrephè, qui signifie “se tourner vers”, porter attention à quelqu’un. Sous ces mots les écoles de sagesse, stoïcienne, épicurienne, néoplatonicienne, désignaient des pratiques répandues qui traduisaient la quête d'authenticité de l'homme. La conversion consiste alors en un renversement de la considération des valeurs. Ce "changement de direction" a un caractère essentiellement moral, orientant vers plus de justice, d'équité, de tolérance. C'est bien cette conversion éthique par laquelle est passé saint Augustin. Celle-ci le rendait fier parce qu'elle avait mis de l'ordre dans ses idées et dans ses mœurs. C'est déjà positif, mais ce n'est pas encore la conversion évangélique, conversion qui fut, pour Augustin, une seconde étape.

Toute foi implique un changement moral qui entraîne une nouvelle hiérarchie des valeurs (ainsi le shabbat est-il fait pour l'homme et non l'inverse). 

Missionnaires de l'Évangile les chrétiens ont à montrer que l'Évangile est aussi plus que le dénouement d'une crise. On a volontiers insisté sur l'aspect psychologique, voire

psycho-pathologique de l'entrée dans la foi chrétienne. C'est très tentant de proposer la conversion chrétienne comme médicament. Cette tentation a d'ailleurs été celle dans laquelle ont succombé tous les totalitarismes, qui se sont nourris des crises des gens en proposant leurs solutions comme chemins d'espérance. La clientèle ne manque pas : tout le monde passe par une crise, les ado, la sécu, le foot, le PMU etc. Qui n'est pas prêt, à un moment de crise, à saisir ce qui se présente, fut-ce mythique, pour se projeter au-delà de la crise, et retrouver un équilibre ?  Ce type de conversion rejoint le besoin religieux. On le retrouve au cœur de l'adhésion aux sectes. Les chrétiens ne rendent pas compte de leur foi en se décernant le premier prix de vertu thérapeutique.

Missionnaires de l'Évangile les chrétiens ont à montrer que l'Évangile est plus qu'une adhésion idéologique. Le terme est équivoque. Chez les anglo-saxons l’idéologie signifie toute thématisation d'une expérience. C'est la signification que lui donnait Feuerbach. Pour Marx, c'est un ensemble de croyances. Par idéologie on s'accorde en Europe à désigner un système global d'interprétations dont on déduit adéquatement une praxis —une activité collective, technique, économique—, dans l'ordre culturel ou dans l'ordre politique. On ramène alors la foi à un système chrétien de la culture et de la société. Et l’on en déduit un certain ordre social ou un modèle de culture ou un type de praxis politique. Lyautey, par exemple, était très attaché au christianisme comme idéologie. Maurras, lui, clamait : "moi je ne crois pas en Dieu, mais l'Église est tout de même bien utile pour mettre de l'ordre." Certes il n'y a pas de foi chrétienne qui n'ait une dimension politique, qui n'ait des implications concernant la vie de la société. La foi n'est pas coupée du monde. Et la foi agissant dans les œuvres s'exprime diversement. Mais les chrétiens ne rendent pas compte de leur foi en la réduisant à une idéologie.

Missionnaires de l'Évangile les chrétiens ont à montrer que l'Évangile est plus qu'une intégration à un groupe religieux. Charlemagne donnait trente-six heures pour réfléchir. Et ceux qui ne se faisaient pas baptiser devaient "mourir de mort" ! Si l’intégration à un groupe religieux n'est plus guère d'actualité aujourd'hui, on observe cependant une confusion entre la foi chrétienne et l'intégration à une communauté, par mode, par désir d'accès à une promotion sociale, particulièrement aux États-Unis, surtout depuis Kennedy. Il est évident qu'ici nous avons affaire à une exploitation de la religion à des fins qui lui sont étrangères. Mais l'adhésion à un groupe peut aussi s'effectuer dans le prolongement d'un accès à la foi. Le mouvement est le même. C'est le motif qui change. Dans ce cas c'est l'intégration qui est sous la motion de la foi.

En conclusion, ce que provoque l'Évangile dans l'existence qui devient croyante est si multiple, si total, que la pratique de la foi intègre une quantité de pratiques partielles déjà vécues par l'homme. Nous pressentons que la foi chrétienne est plus riche que telle ou telle approche. La foi chrétienne est l'appropriation dans l'histoire personnelle de significations absolues concentrées dans l'événement de Jésus-Christ, sur la vie, sur la mort, sur les relations humaines etc. La foi chrétienne est l'interprétation ultime de soi-même par l'accueil de la Parole qu'est Jésus-Christ. La foi chrétienne est enfin "l'onde de choc" de l'événement historique de Jésus-Christ qui se répand dans l'histoire des libertés. Dit autrement : c'est l'événement historique de Jésus-Christ qui intervient comme événement dans l’histoire du chrétien. Aussi ne peut-il y avoir de foi chrétienne déliée de l'Évangile.

 

Gérard LEROY, le 29 septembre 2014