I) Diversité des approches de l'embryon

L’élaboration ou la révision des lois de bioéthique butent sur une difficulté majeure, que je n’entends pas résoudre ici, mais que je voudrais seulement tenter d’expliciter.

Comment une loi, qui par nature est à caractère universel, peut-elle s’adresser à tout le monde alors que l’approche des principes qui président à une normalisation est loin d’être univoque.

Retenons ce qu’a bien dit le Pr René Frydmann : “pour les croyants un embryon c’est presque tout, pour les scientifiques c’est presque rien.” Voilà le problème. Nous ne partageons pas tous la même approche de l’embryon.

La diversité d’approches se manifeste déjà chez les croyants monothéistes. Le judaïsme, fidèle à la Torah et au Talmud, considère l’embryon à l’image de Dieu, mais cet embryon —”l’homme qui est dans l’homme" dit-on en judaïsme”—, cet embryon est dépourvu de toute valeur jusqu’au 40è jour car ce n’est alors que de l’eau. Vous ne manquerez pas de noter la valeur symbolique proprement juive des 40 jours et de l’eau.

Pour les chrétiens tout part de la conviction que la vie est un don de Dieu, les protestants insistant sur le fait que l’embryon doit être considéré comme une personne potentielle, tandis que les orthodoxes tiennent à placer toute décision touchant à la vie sous le signe de la visée eschatologique (i.e. à l’horizon des fins dernières).

Les penseurs musulmans se réfèrent à un passage du Coran. Dans la sourate 15, 29-30, Allah dit : "Quand J'aurai harmonieusement formé [l'homme], et aurai insufflé en lui mon de mon souffle de vie; tombez [les anges], devant lui prosternés" (trad. R. Blachère). Les musulmans fixent l’animation insufflée après une période d’aménorrhée correspondant à 3 cycles. À partir de là la vie est sacrée. Le fœtus est alors dans un état bien avancé.

Le bouddhisme n’a pas une position arrêtée sur ces questions que de multiples écoles appréhendent différemment.

Pour le Magistère catholique, voici un extrait qui traduit fidèlement sa position “l’embryon humain, à quelque stade de son développement, est un être engagé dans un processus continu, coordonné et graduel depuis la constitution du zygote* jusqu’au petit enfant à naître”.

Pour certains scientifiques il n’est pas possible de parler d’embryon à propos des premiers stades de la vie. À 4-5 jours, on a affaire à des cellules indifférenciées, qui n’ont formé aucun tissu, et l’on ne considère pas le blastocyste, comme une forme de début de vie d’un individu. On sait qu’un grand nombre de médecins s’accordent pour considérer l’individuation à partir du 14è jour.

II) L'embryon : est-ce une personne ?

Je vous propose de nous interroger sur l’option —religieuse, philosophique, ou simplement intuitive— qui établit l’embryon non comme chose mais comme personne.

Si en effet, à propos de l’embryon, on invoque le respect de la dignité de la personne, on présuppose donc qu’on a affaire à une personne et non à une chose. L’embryon est-il une personne ?

Le mot “personne” fait tout une histoire et c’est au cours d’une longue histoire qu’il a été éclairci. La notion de personne est l’aboutissement d’une longue élaboration.

À l’époque de la Rome antique les latins désignaient par le mot “personne” ce masque de théâtre dont se servaient les acteurs pour amplifier leur voix. Alors que les Grecs avaient une tout autre acception, ce qui a entraîné des malentendus célèbres entre latins et orientaux au cours des premiers grands conciles.

Le droit romain en est venu à définir la personne en lui conférant des droits et des devoirs déterminés, et en distinguant la personne morale, sujet de société, de la personne physique.

Si, comme on la considérait au siècle des Lumières, la personne spécifie l’individu qui participe à la vie intellectuelle et morale de la société, la personne est alors l’être de raison capable de distinguer le vrai du faux, le bien du mal, et qui peut justifier ses actes devant autrui, en quoi l’embryon y correspond-il ? Définir la personne à la manière de Bergson, comme un être qui a conscience de soi, voilà qui fait douter de l’identification de la personne et de l’embryon.

En revanche, pour l’opposer à la valeur vénale de la chose, Kant présentait la personne comme fin en soi. Ceci peut-il s’appliquer à l’embryon, et par conséquent le fait de réclamer le respect de la dignité de l’embryon reviendrait à dire qu’il ne doit pas être traité comme une chose, sur laquelle un pouvoir, quel qu’il soit, peut agir à sa guise.

Alors ? personne l’embryon que l’on considère comme fin en soi ? ou autre chose qu’une personne l’embryon qui ne dispose ni de raison ni de conscience de soi ?

Aujourd’hui on entend par le mot “personne” un être placé sous le signe de l’universalité des droits et des valeurs reconnus à tout être humain, ce qui atteste de sa capacité d’accéder au minimum de discernement moral et qui engendre sa responsabilité que ne peut avoir une force mécanique ou un animal instinctif et impulsif;

La personne réalise donc un degré élevé de conscience psychologique et morale.

Cette approche de la personne telle qu’elle est entendue par le monde moderne, nous retient de considérer l’embryon comme tel. Ce que d’ailleurs rejoint le Président de l’Académie pontificale pour la vie, Mgr Fisichella, qui atteste qu’ “on ne peut aller jusqu’à reconnaître explicitement à l’embryon le statut même de personne”, “car, dit-il, cela ferait entrer dans un champ de conséquences juridiques trop importantes”.

III) L'embryon peut-il être autre chose ?

On saisit bien l’ambiguïté qui se profile. Si l’embryon n’est pas une personne est-il alors une chose ? Une personne est homme, une chose ne l’est pas. L’embryon serait-il ni chose ni homme. Mais qu’est-ce que l’homme ?

 Ceci nous amène à une seconde question : Qu’est-ce qu’un être humain ? Qu’est-ce que l’homme ?

Question de toujours. Réponses multiples. Des définitions de l’homme nous en avons à foison. Certaines sont plus essentialistes, d’autres plus existentialistes. Certaines réfèrent le concept à un créateur tout puissant, (interdisant toute intervention de l’homme sur l’état naturel des êtres), d’autres pas. On dit de l’homme que c’est un être raisonnable, ou bien un être libre, ou encore un être violent. Aristote considérait l’homme comme normé par la Cité, et Heidegger comme projet au devant de soi. D’autres ne conçoivent l’homme qu’en rapport à l’histoire. Y a-t-il de l’être humain sans passé ? Ou sans langage, ou sans histoire, ou sans relation ? Bref, quand et en quoi y a-t-il de l’être humain ? Nous n’apercevons aucun consensus dans ces approches; pourtant si nous y parvenions alors peut être pourrions nous répondre à la question : “à partir de quand y a-t-il de l’être-homme ?” La question est bien là.

IV) Quand nous disons "être", que voulons-nous dire ?

Prenons les choses simplement. Être, c’est d’abord un verbe qui affirme la réalité actuelle d’une existence. On dit de quelqu’un qu’il est, ceci ou cela, et du coup on relie le sujet au prédicat, “il est bizarre” par exemple.

Le mot être a servi, dès le IVe siècle av. J.C., de dénominateur commun à tous les êtres du même nom. Les tables, les gastéropodes, les crustacés, les barytons etc. constituent des catégories qui permettent de ne pas traiter de la même manière les bigorneaux, les cloportes et les crapauds. Tous ont en commun d’être, chacun disposant de qualités spécifiques qui le rangent dans un genre, une famille, une espèce.

Heidegger identifiait l’être humain comme "cet être pour lequel, au-dedans de lui-même, il y va de son être même". Nous aurions en commun d’être projets, pour un champ infini de possibles.

L’embryon est plus en devenir qu’il n’est projet, faute de conscience de soi. Il n’apparaît, sous nos yeux, que comme être indéterminé. Pouvons-nous, devons-nous reconnaître une dignité à cet être issu de la fusion des gamètes et se présentant comme un agglomérat de substances physico-chimiques dont les transformations et le développement vont aboutir à l’individu autonome, construisant une histoire, s'inscrivant dans un faisceau de relations.

V) Qu’est-ce qui fonde la dignité ?

Je m’interroge. Qu’est-ce qui fonde la dignité ? La dignité relève-t-elle d’un ordre ontologique, constitutif et inaliénable de la personne (perspective kantienne) ou au contraire relève-t-elle d’une appréciation subjective, affective, labile, voire éphémère, ce qui correspond à la perspective individualiste. Le risque de l’individualisme est de renvoyer chacun à sa solitude. Or, nous ne sommes pas des êtres solitaires, mais des êtres solidaires.  Si en moi et dans les autres je respecte l’humanité elle-même, si j’adhère à une loi qui m’oblige, la dignité est alors fondée par le devoir de respect que nous avons à l’égard d’autrui et de soi-même.

Qu’est-ce qui fonde la dignité de l’embryon ?

S’il est impropre, comme nous l’avons déduit,  de dire que l’embryon est une personne, il reste à se demander de quoi s’agit-il ?
Qu’en dit le Magistère romain ? Je cite : “la réalité de l’être humain tout au long de son existence avant et après sa naissance, ne permet d’affirmer ni un changement de nature, ni une gradation de la valeur morale car il possède une pleine qualification anthropologique et éthique”.

Cette position, qui a le mérite d’être réfléchie et claire, part du principe suivant : Toute chose est ce qu’elle est et n’est pas ce qu’elle n’est pas. Tout le monde s’accorde là-dessus. Mais tout ce qui est, ici et maintenant, peut ne pas être tout à fait identique l’instant d’après. Les êtres, surtout les êtres vivants, changent. Or, quand nous affirmons que toute chose est ce qu’elle est, n’apparaît nullement la disposition de l’être à changer, à ne plus être ce que nous avons considéré qu’il était.

Il s’agit de savoir si il y a vraiment contradiction entre la notion d’être que traduit ce principe d’identité, et le changement, fait universel dont témoigne notre expérience. La graine que vous avez planté la semaine dernière, est devenue plante, ce qu’elle n’était pas alors, et qu’elle est désormais.

Qu’est-ce que ça signifie ? Que ce qui n’était pas est. Et que ce qui est n’était pas. Voilà qui remet en cause le principe d’identité qui semblait indiquer la permanence, l’immuabilité de l’être.

Aristote est venu mettre tout le monde d’accord. Reconnaissant le changement il reconnaît la capacité de l’être à être autre chose que ce qu’il est, autre chose qu’il n’est pas encore, qui va advenir en rapport avec la nature de ce que l’être est. i.e. ce qui est, et n’est pas encore, est en capacité de devenir différent de ce qu’il est, selon sa nature. C’est ce que Aristote appelle "l’être en puissance".

Que deviendra cet "être en puissance" ? Ce qu’il est en puissance d’être. Un gland n’est en puissance que de devenir chêne, et ne deviendra pas oursin, mouton, ou vendeuse à la Samaritaine ! Un chêne n’est chêne que d’avoir été gland. Une fois le changement accompli cet être est appelé "être en acte". Il n’est en acte que ce qu’il était en puissance d’être.

Cette capacité intrinsèque à tout être vivant rapportée à l’enfant marque un être en puissance de devenir adulte, l’adulte étant adulte en acte. Le changement traduit simplement le passage de la puissance à l’acte. Le monde est ainsi fait, d’êtres en devenir, imparfaits, d’autres en actes, “accomplis”, mais toujours en puissance par rapport à une multitude de perfections à acquérir. Ils passent alors de la puissance à l’acte. Ils changent. C’est donc bien du même être que l’on parle quand nous observons l’être en acte et l’être en puissance qu’il fut. De l’homme que nous sommes et de l’enfant que nous fûmes, c’est du même être qu’il s’agit, de l’homme que nous sommes et du fœtus que nous fûmes.

Voilà sur quel principe philosophique se dispose le magistère catholique qui reconnaît du coup à l’embryon, dès la fusion des deux gamètes qui l’ont constitué, un être qui dispose entièrement de la capacité à devenir homme, juridiquement considérable, un être qui dispose de la potentialité exclusive à devenir homme. Et ceci, dès la conception.

Cet être n’est pas une personne, avons-nous dit, parce que les caractéristiques de la définition de la personne lui manquent. Cet être n’est pas non plus une chose. Il est lié à ce qu’il va être. Aussi, le droit français ne reconnaissant que deux catégories juridiques : les choses et les personnes, n’y a t-il pas un vide à combler. Pour ma part je postulerais pour un véritable statut de l’embryon qui prolonge la proposition du CCNE qui a envisagé le concept de personne potentielle. La reconnaissance de la potentialité m’apparaît au cœur de la réflexion portant sur l’embryon.

Un statut qui lui serait propre respecterait la singularité de l’embryon, c’est le vœu du Pr Axel Kahn, le généticien. Ce statut, sans l’assimiler à une personne, devrait lui permettre de bénéficier d’une protection juridique précise.

 

Gérard LEROY

Quelques outils bibliographiques en prise directe avec le sujet

- Aristote, Métaphysique

- E. Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs

- Martin Heidegger, Être et Temps, Gallimard

- Paul Ricœur, Avant la loi morale l’éthique, Encyclopedia Universalis

- Hubert Doucet, Au pays de la bioéthique, Labor&Fides

- Xavier Thévenot, Repères éthiques, Ed. Salvator

- Xavier Thévenot, Avance en eaux profondes, Ed. DDB