Le professeur Claude Geffré, op, l'un des théologiens les plus considérés en Europe, nous fait l'honneur et l'amitié de nous proposer cet article qui invite à regarder de manière positive le phénomène de la pluralité religieuse et à faire bénéficier la foi chrétienne des autres religions

Richesses spirituelles des autres religions

Nos sociétés européennes sont déjà sous le signe du pluralisme religieux. On peut le regretter si cela nous conduit à un relativisme généralisé en vertu duquel toutes les traditions religieuses se valent. Le mauvais pluralisme en effet, c'est celui qui désespère de toute vérité et de tout jugement de valeur. Mais il y a un bon pluralisme, celui qui témoigne simplement d'une humanité plurielle et qui fait de la diversité une chance pour la conquête progressive de la vérité. Il serait alors plus juste de parler de pluralité. Babel comme brouillage des langues, c'est une malédiction, mais Babel comme reconnaissance de la pluralité des langues, des cultures et des religions, cela peut être une bénédiction et une chance qui correspondent à un mystérieux dessein de Dieu.
Comme chrétiens, nous sommes par pure grâce les témoins de la plénitude de la Révélation en Jésus-Christ qui nous a été confiée. Mais nous devons dépasser une mentalité de propriétaires à l'égard d'une vérité considérée comme exclusive et incomparable. Nous sommes plutôt invités à demeurer à l'écoute de ce que l'Esprit de Dieu nous dit au travers de la diversité des cultures et des religions du monde. Dans les quelques réflexions qui suivent, je voudrais montrer que le dialogue interreligieux encouragé par l'Église depuis Vatican II nous conduit à une meilleure intelligence de la singularité chrétienne à la lumière des richesses spirituelles dont témoignent les autres religions.

Le défi positif du pluralisme religieux
La rencontre d'Assise d'octobre 1986 fut un événement inédit dans l'histoire de l'Église. Mais comme l'a souligné Jean-Paul II, il s'agissait d'une leçon de choses par rapport à l'enseignement du Concile. Pour la première fois, l'Église portait un jugement positif sur la pluralité des religions non chrétiennes tout en continuant d'affirmer l'unicité et l'universalité du mystère du Christ pour le salut. « L'Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions et elle exhorte même ses fils pour que, avec prudence et charité [… ] tout en témoignant de la foi et de la vie chrétienne, ils reconnaissent, préservent et fassent progresser les valeurs spirituelles, morales et socio-culturelles qui se trouvent en elles » (Déclaration Nostra aetate, n° 2).

La pluralité des religions a toujours existé. Mais à l'âge de la mondialisation, nous en prenons une conscience beaucoup plus vive. Elle demeure une énigme pour la foi chrétienne. La Bible ne répond pas à la question du pourquoi du pluralisme religieux. Elle porte même un jugement plutôt négatif tant il est vrai que ces multiples formes de religion ont conduit souvent à l'idolâtrie. Mais comment affirmer par ailleurs que la très longue histoire religieuse de l'humanité témoigne seulement de l'aveuglement coupable des hommes ? Et alors que nous constatons encore aujourd'hui la vitalité des grandes religions du monde, comment l'expliquer par une sorte d'échec de la mission de l'Église depuis vingt siècles ?

A partir de notre expérience historique du pluralisme, nous ne pouvons pas invoquer un pluralisme religieux de droit comme si Dieu cautionnaît les graves ambiguïtés de certaines religions. Mais il est au moins permis de parler d'un vouloir mystérieux de Dieu qui cherche à sauver les hommes à travers les valeurs positives des religions du monde. Nous connaissons en effet la volonté universelle de salut de Dieu : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tim, 2, 4). Et dans les Actes des apôtres, c'est Pierre qui ne craint pas d'exprimer sa conviction la plus intime : « Je me rends compte en vérité que Dieu n'est pas partial et qu'en toute nation, quiconque le craint et pratique la justice trouve accueil auprès de lui » (Ac, 35-34). Il faudrait aussi mentionner le témoignage de l'Epître aux Hébreux (ch.7) qui parle avec grande estime de ceux qu'on a appelé les saints païens de l'Ancien Testament : Hénoch, Noé, Melchisédech…

Nous-mêmes aujourd'hui, il nous arrive, dans notre rencontre avec des représentants d'autres traditions religieuses, d'éprouver une admiration comparable à celle de Jésus face à la foi du centurion romain : « En vérité, je vous le déclare, chez personne en Israël, je n'ai trouvé une telle foi » (Mt 8,10). Ou bien encore, de partager l'étonnement de Paul confronté aux Athéniens : « Athéniens, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes » (Ac 17, 22-23).

Nous savons que c'est en Jésus-Christ que les hommes trouvent la plénitude de la vie religieuse. Mais l'Esprit-Saint est toujours au travail dans l'histoire, bien au-delà des frontières de l'Église. C'était la conviction profonde des Pères de Vatican II telle qu'elle s'exprime dans ce beau texte : « Nous devons en effet retenir que l'Esprit-Saint donne à tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associé au mystère pascal » (Gaudium et spes, 22).

Toute l'histoire est une histoire de salut

Quand le Numéro 2 de Nostra aetate fait état à propos des autres religions de richesses spirituelles qui «apportent souvent un rayon de vérité qui illumine tous les hommes», il s'agit d'une référence directe à la grande théologie des semences du Verbe des Pères grecs (Justin, Clément d'Alexandrie, Origène…). Sans le dire explicitement, les Pères conciliaires appliquent aux grandes religions vivantes de notre temps ce que les Pères grecs disaient de la «sagesse des nations», c'est-à-dire le capital de la philosophie grecque. Il y a dans ces religions, en dépit de leurs imperfections, des semences de vérité, de bonté et de sainteté qui résultent de l'action du Verbe et de l'Esprit de Dieu. Et ce qui est remarquable, c'est qu'il ne s'agit pas seulement de l'action gracieuse de Dieu dans le cœur des non-chrétiens, mais de valeurs positives intimement liées aux éléments constitutifs de ces traditions religieuses (« L'Église considère avec un respect sincère ces manières de vivre et d'agir, qui quoiqu'elles diffèrent beaucoup de ce qu'elle même tient et propose… »). Ainsi l'histoire des hommes n'a jamais été abandonnée à elle-même. Depuis toujours, elle est déjà une histoire de salut qui ne cesse d'être le lieu des illuminations du Verbe et des visitations de l'Esprit. L'homme est dans une quête tâtonnante du Dieu inconnu et le Dieu de Jésus-Christ est en quête de l'homme.

Finalement, nous sommes invités à élargir notre vision de l'histoire du salut. Et si le dialogue interreligieux est recommandé par l'Église, ce n'est pas seulement parce que nous sommes à l'âge de la tolérance et du respect de la liberté religieuse de chacun, mais parce que l'économie du Verbe incarné est le sacrement d'une économie plus vaste qui coïncide avec l'histoire même de l'humanité. On comprend alors pourquoi depuis plusieurs années la théologie des religions cherche à dépasser l'ancienne théologie du salut des infidèles pour devenir une théologie du pluralisme religieux qui s'interroge sur la signification de la pluralité des religions à l'intérieur de l'unique dessein de Dieu en Jésus-Christ.

La tâche difficile de la pensée chrétienne est de maintenir l'unicité de la médiation du Christ (« Dieu est unique, unique aussi est le médiateur entre Dieu et les hommes »(1Tm 2, 6) tout en prenant au sérieux les valeurs positives disséminées dans les religions non chrétiennes. De plus en plus, les chrétiens qui vivent au quotidien la rencontre avec de grandes religions comme l'hindouisme ou l'islam se heurtent à la difficulté de la mission. Dans une volonté de dialogue, ils se gardent de toute forme de prosélytisme. Mais comment pratiquer un dialogue sur un plan d'égalité alors que dès le départ le christianisme jouit d'une situation d'exception dans la mesure où il se réclame d'un fondateur qui n'est pas un médiateur parmi d'autres mais le Fils même de Dieu envoyé comme l'unique Sauveur du monde ? Ils sont alors tentés de relativiser le salut en Jésus-Christ. Puisque Dieu seul sauve, ne faut-il pas reconnaître que le Christ est la voie normale du salut pour les seuls chrétiens. C'est précisément pour prévenir cette tentation que le Document Dominus Jesus a été publié par la Congrégation de la doctrine de la foi en septembre 2000.

Les religions comme préparations lointaines du christianisme

Selon l'enseignement le plus clair du Nouveau Testament, il est certain que depuis l'instant même de la création Dieu a voulu de toute éternité lier son dessein universel de salut au Christ qui est au centre de l'histoire. Mais cela ne signifie pas que la médiation du Christ soit exclusive d'autres médiations comme par exemple les valeurs spirituelles, morales et culturelles des autres religions, à condition toutefois d'ajouter que ces valeurs positives n'ont de portée salutaire qu'en vertu de leur lien secret avec le mystère du Christ.

Il faut faire droit en effet aux requêtes du pluralisme religieux sans diminuer en rien la confession de foi du Christ maître de toute l'histoire. Pour cela, il faut insister sur le paradoxe de l'incarnation, c'est-à-dire la manifestation de l'absolu de Dieu dans la particularité historique de Jésus de Nazareth. On est alors en mesure de désabsolutiser le christianisme comme religion historique et de vérifier ainsi son ouverture au dialogue. Depuis vingt siècles, aucun des christianismes historiques ne peut prétendre incarner l'essence même du christianisme comme religion de la Révélation finale sur le mystère de Dieu. C'est pourquoi il est abusif de confondre l'universalité du Christ comme Verbe incarné et l'universalité du christianisme. Ce dernier, comme toute autre religion a la relativité de tout ce qui est historique. C'est pourquoi nous pouvons admettre que la vérité chrétienne n'est elle-même ni exclusive ni même inclusive de toute autre vérité d'ordre religieux. Disons plutôt qu'elle est singulière et relative à la part de vérité dont les autres religions peuvent témoigner. Et de fait, ces semences de vérité répandues dans les autres religions peuvent avoir été suscitées par l'Esprit du Christ ressuscité au travail dans l'histoire.

Déjà avant le concile de Vatican II, plusieurs théologiens catholiques reconnaissaient volontiers les autres religions comme des préparations évangéliques lointaines de la seule vraie religion révélée qu'est le christianisme. Cette théologie dite de l'accomplissement est sous-jacente à la Déclaration Nosra aetate et elle est conforme à l'enseignement de la Constitution Lumen gentium qui nous dit que « tout ce qui chez eux (les non-chrétiens) se trouve de bon et de vrai, l'Église le considère comme une préparation évangélique et un don de Celui qui illumine tout homme » (n° 16 & 17). Cette vision traditionnelle est parfaitement légitime à condition de ne pas avoir une conception totalitaire de l'accomplissement par le christianisme des valeurs positives de vérité, de bonté et de sainteté dont les autres religions peuvent être porteuses. Surtout en Asie, plusieurs théologiens estiment que cette théorie de l'accomplissement ne respecte pas assez l'altérité irréductible des autres traditions religieuses. Faut-il dire que les meilleurs des hindous qui mènent une vie droite et pratiquent la justice sont déjà des chrétiens qui s'ignorent ? N'est-il pas alors abusif de parler de valeurs implicitement chrétiennes selon la simple logique de la préparation et de l'accomplissement ?

Avec d'autres, il me semble préférable de parler de valeurs christiques. On peut entendre par là des germes de vérité, de bonté et de sainteté qui ont un lien secret avec la christianité, c'est-à-dire le potentiel christique de tout être humain qui a été créé non seulement à l'image de Dieu mais à l'image du Christ nouvel Adam. Et c'est dans leur différence même qu'elles trouveront en Jésus-Christ leur accomplissement dernier même si elles ne trouvent pas dans le temps de l'histoire leur explicitation dans le christianisme. Il faut accepter d'endurer intellectuellement et spirituellement l'énigme d'une pluralité de traditions religieuses dans leur différence irréductible. Selon le mot de Christian Duquoc, « la symphonie est différée ». Ce serait en effet méconnaître le caractère unique et définitif de la Révélation chrétienne que de chercher à compléter celle-ci à partir des vérités partielles des autres religions. Mais mieux nous connaissons les richesses des autres religions et plus nous sommes invités à une réinterprétation créatrice des vérités qui relèvent de la singularité chrétienne. Selon la pédagogie même de Dieu dans l'histoire d'Israël, il y a une fonction prophétique de l'étranger pour une meilleure intelligence de notre propre identité.

Une meilleure intelligence de notre foi à partir de la foi des autres

Dans la fidélité à l'esprit du concile et de la rencontre d'Assise, nous avons pris une meilleure conscience des richesses spirituelles, morales et socio-culturelles des autres religions. C'est à chacun de nous de faire la preuve qu'un dialogue sincère avec ceux qui ne partagent pas notre foi nous aide à grandir dans notre propre foi. Comme occidentaux, il faut se garder de la séduction quelque peu exotique des grandes sagesses venues de l'Orient. En un mot, c'est une meilleure connaissance des trésors de la tradition chrétienne qui peut nous permettre d'exercer un discernement critique à l'endroit des autres traditions religieuses. Toutes les religions du monde comportent des ambiguïtés. Elles ne sont pas toutes d'égale valeur et en chacune d'elles, ce ne sont pas tous leurs éléments constitutifs qui favorisent l'ouverture à l'Absolu et la pratique de la justice.

Paul VI découvrait une « aube de foi » dans plusieurs religions du monde. Il s'agirait de déchiffrer à travers les multiples richesses d'ordre religieux une certaine analogie avec la foi chrétienne. Bien comprise, celle-ci est simultanément une foi confessée, une foi célébrée et une foi vécue. Par comparaison, on peut discerner dans plusieurs religions des germes positifs qui sont comme des « médiations de grâce ». Ils peuvent être de l'ordre de la connaissance (foi confessée) : certains mythes ou récits symboliques qui relèvent souvent d'Écritures sacrées peuvent favoriser la quête du Dieu inconnu. Elles peuvent être aussi de l'ordre du culte (foi célébrée) : il y a des rites, des sacrifices, des pratiques ascétiques mentales et corporelles qui favorisent la vérité du rapport religieux de l'homme à Dieu. Ils peuvent être encore de l'ordre éthique (foi vécue) : dans telle ou telle religion, on constate des exigences d'oubli de soi, de justice, de compassion, de service d'autrui et d'hospitalité qui sont comme des semences évangéliques, c'est-à-dire déjà les valeurs du Royaume inauguré par le Christ.

Le plus sûr critère pour reconnaître l'authenticité de ces diverses richesses spirituelles, c'est de savoir si elles favorisent le décentrement de l'homme à l'égard d'un plus grand que soi et l'ouverture sans réticence à autrui. Et c'est la prière, le geste spirituel et corporel que toutes les religions dignes de ce nom ont en partage, qui en témoigne. Ce fut en tout cas la leçon la plus remarquable que Jean-Paul II retenait de l'événement d'Assise : « Nous pouvons en effet en retenir que toute prière authentique est suscitée par l'Esprit-Saint qui est mystérieusement présent dans le cœur de tout homme » (Discours aux cardinaux de la Curie du 22 décembre 1986).

 

Fr. Claude Geffré, o.p. le 23 juin 2008

 

ndlr : cet ancien professeur de théologie dogmatique au Saulchoir, ancien Professeur d'Herméneutique Théologique et de Philosophie des Religions à l'Institut catholique, ancien Directeur de l'École Biblique et Archéologique Française à Jérusalem, vient de publier un ouvrage de théologie interreligieuse que nous recommandons vivement, De Babel à Pentecôte, Ed. du Cerf, coll. Cogitatio Fidei, n° 247, Paris 2006