Ceux qui ont connu les années 50 se souviennent de la fierté qu’on tirait d’être rangé parmi les “modernes”. Nous étions de cette civilisation, exhibant son “modern style”, née avec la révolution industrielle en laquelle s’est développée la gestion et la culture démocratiques.

Le passage à la modernité a coïncidé avec l’émergence du sujet humain, dernière onde de choc du phénomène de sécularisation qui fut à la fois politico-sociale, psychologique et anthropologique. Tout cela s’est produit avec les révolutions de 1848, et les débuts du socialisme. On développa l’esprit critique, on affirma la subjectivité de l’homme, sa liberté, son autonomie, on privilégia la rationalité, la maîtrise de toutes choses, et l’on prit des distances par rapport à tout pouvoir, toute norme faisant appel à une transcendance. Ainsi l’homme moderne a t-il pris, peu à peu, de la distance par rapport aux justifications religieuses concernant la morale, ses choix de conscience, l’usage de sa liberté personnelle.

Le conflit

Les intégristes réagirent, surtout en Espagne où, en 1890, redoutant les novateurs, les libéraux et les démocrates, et s’irritant contre le progrès, ils créèrent un parti politique, s’employant à faire que la loi divine présidât au gouvernement des sociétés. Ils “confondaient la dévotion au passé avec la fidélité à l’Éternel” (E. Borne).

Les peurs de l’intégrisme de voir s’effondrer la tradition chrétienne ont entretenu la vision de rapports conflictuels du christianisme et de la modernité, jusqu’à Vatican II. Aujourd’hui, la sécularisation n’est pas nécessairement identifiée à l’anticléricalisme militant, et la liberté de conscience, tout comme la liberté de croire garantie par la laïcité, ne compromet pas fatalement les droits d’une vérité objective.

Mais au moment même où le concept vague de "postmodernité" a cherché à circonscrire une certaine crise liée au déclin des idéologies, notamment du marxisme, s’est instauré un nouveau rapport de la modernité et du christianisme. On découvre en effet que les virtualités propres au christianisme, (notamment l’émergence du sujet humain comme agent de l’histoire) en ont fait “un des vecteurs de la modernité, en même temps que la concrétisation des potentialités du monde moderne concurrençait le christianisme comme force historique” (1) .

On ne rend pas compte du religieux quand la religion n’est que force historique, sociale, politique, idéologie ou penchant de croyances surnaturelles. D’autre part, le religieux ne s’épuise pas dans sa fonction de cohésion pour le groupe social, ni dans sa fonction humanisante. Le christianisme a inauguré une désaliénation “radicale” (au sens marxiste du terme: “en prenant la chose par la racine”) du religieux, transférant la relation mercantile et aliénante du besoin religieux dans un registre où s’exprime la disposition libre de l’homme vis à vis du don gratuit de Dieu dans l’Incarnation.

Dire que les rapports entre l’Église et la société ont été, depuis le XVIII siècle, des rapports conflictuels est une banalité. C’était le conflit, inévitable alors, de deux autorités: celle de la raison autonome et celle d’une institution ecclésiale attachée à ses privilèges. Mais, n’en déplaise aux accros de la laïcité anticléricale, l’exclusion réciproque de la modernité et de la religion n’est pas normative.

 Perspective politique

La raison trop sûre d’elle-même a montré ses limites. Les grandes religions du monde pourraient bien témoigner de cette irréductibilité de l’homme qui n’est pas seulement un être de besoins et de satisfactions, comme le présupposait Marx dans L’idéologie allemande, mais qui peut être envisagé comme un être de désir et d’accomplissement, d’aspiration à un salut, d'adhésion à une altérité qui se présente comme libératrice.

Les croyants seraient de bien mauvaise foi de ne pas reconnaître les acquis irréversibles de la modernité, comme l'a fait remarquer à plusieurs reprises le P. Geffré. Ces acquis ont permis une nouvelle pertinence du religieux favorisée par l’analyse critique au service de la méthode historique. Mais les progrès ne s’arrêtent pas à cela. La modernité, nous l’avons entendue de la bouche de la sociologue Danièle Hervieu-Léger, c’est l’accès à l’autonomie des sociétés civiles et de la culture, c’est l’adoption de la raison démocratique comme principe de fonctionnement des sociétés modernes, c’est enfin l’émancipation réciproque du religieux et du politique qui fait que l'Église est libre dans un État libre, libéré de l'autoritarisme des sociétés religieuses. De sorte que État démocratique moderne est légitimé comme État de droit.

Ce serait le moment de participer à l’engendrement d’une société en perpétuelle autogenèse, animée par le débat démocratique, une société en quête d’une harmonie qui place l’homme au centre, l’homme auquel on reconnaît la quête propre d’une vérité qu’il ne projette pas, qu’il ne décide pas, une société où la religion n’est pas comprise comme la réponse aliénante à une extériorité oppressive mais comme adhésion à une altérité libératrice. Il serait temps de repenser de manière créative les modalités nouvelles d’une présence et d’une action des religions dans l’Europe nouvelle, postmoderne, postmarxiste, qui se cherche.

Aucune des religions présentes en Europe n’a la sotte prétention d’accéder à la position dominante qu’occupait jadis la catholicité. Aucune religion n’a la sotte prétention d’exercer une sorte de magistère moral sur une société laïque comme si celle-ci était dépourvue de toute exigence éthique. Mais aucune des grandes religions d’Europe ne peut accepter d’être marginalisée et écartée des responsabilités sociales. Les croyants ont une vocation à témoigner de leur vision de l’homme et de la société, qui n’oppose nullement une éthique des droits de l’homme et l’éthique des principaux Textes fondateurs, à commencer par le message évangélique et son appel en faveur des pauvres et des laissés pour compte. Le respect “biblique” pour l’Étranger ne va t-il pas dans le sens d’un combat politique à mener contre les particularismes, les nationalismes, les fanatismes religieux, l’antisémitisme ? N’est-il pas en faveur d’un mieux vivre ensemble dans cette Europe multiculturelle et plurireligieuse ? Et le message de nos Textes fondateurs ne nous engage t-il pas à lutter contre l’épuration économique en marche dans nos sociétés occidentales en crise ?

L’homme n’a t-il pas à reconquérir le contrôle et la maîtrise des effets de sa propre puissance?

Une politique pour tout l’homme: ne serait-ce pas la nouvelle donne?

 

Gérard LEROY, le 21 février 2009

 

  • 1) Claude Geffré, Concilium n°244, p. 8