Ceux qu’on vénère dans l’empire, et particulièrement à Rome ce sont les orateurs, les rhéteurs. Comme s’ils avaient reçu “le don le plus précieux des dieux”. Il n’est donc pas étonnant que ce soit les sophistes qui les attirent, ces beaux parleurs qui démontrent successivement le pour et le contre avec la même aisance. Les sceptiques ne manquent pas d’adeptes. Mais ce sont les stoïciens qui constituent un modèle pour ces gens que l’étendue du pouvoir romain dote désormais d’une mission civilisatrice.

Le premier intermédiaire entre la philosophie grecque et le monde romain, c’est Cicéron. Cet homme politique né plus d’un siècle avant J.C. et mort en 43, l’année qui a suivi la mort de César, sera lu par Saint-Augustin qui lui devra les éléments de sa formation fondamentale et par Saint-Jérôme. Les traductions des écrits de Cicéron servirent aux lettrés jusqu’à la fin de l’Empire romain.

Quelle idée de la religion les Romains véhiculent-ils ? Le Grec Épicure (341-270), dont St Jérôme parlera comme d’un malade mental, n’avait pas de mot assez fort pour dénoncer le poison de la religion, à l’origine de tous les maux. Le Romain Lucrèce (98 - 55), lui, en parle comme d’un ensemble de coutumes, de légendes et de peurs, qui se renforcent mutuellement, et écrasent le faible esprit humain.

Mais les Romains dans leur ensemble étaient assez fiers de leur religion. Elle marquait leur différence avec d’autres peuples. “Nous excellons, dit un sénateur, par rapport à tous les peuples par notre piété et par notre religion, et par la sagesse avec laquelle nous discernons que toutes choses sont gouvernées par la sainte volonté des dieux.” (1)

Cicéron (106 - 43 BC), lui, à l’instar de son contemporain Lucrèce, doute bien de l’existence des dieux et fait de la religion une invention humaine. Mais il admet que la religion est utile. Cicéron pressent même qu’elle peut être une nécessité sociale (2).

Les Romains de cette période sont convaincus de l’importance de la religion. Ils sont attachés aux coutumes et aux rites. Faire montre de religio c’est répéter des gestes précis, réglés par la Constitutio religionum (3). La pratique fidèle y est encouragée. Elle doit assurer la pax, la paix, i.e. un juste équilibre entre la cité et les dieux (4). Cicéron insiste sur la nécessité des cérémonies rituelles (religiones), qu’il faut observer pour préserver l’union qui existe entre l’homme et Dieu (5). Là est la religion, dans cette union. Une expression romaine établit bien le sens du mot religion, de manière précise : religio mihi est, “je me sens lié par” (6)  Toute la piété romaine est là, dans le lien entre le sentiment intime, le geste cultuel, et le devoir moral.

Cicéron s'éprend de stoïcisme. Il rédige des traités de philosophie politique (7)  qui, abandonnant l’étude du cosmos —il y a beau temps que le sujet est éculé—, montrent sa préoccupation pour les urgences. Et l’urgence de l’urgence, à l’époque, est bien la gestion du vivre ensemble dans un monde où les intérêts personnels occupent la première place et entraînent la spoliation. Quelle politique mettre en place pour contrôler et réduire les charognards? Cicéron imagine pour cela, dans La République, une sorte de monarchie associée.

Au cours du Ier siècle, quand naît Jésus, sous l’empereur Auguste († 14), la philosophie reste très influente dans l’Empire romain. Le stoïcisme, plus seyant, va comme un gant aux haut-fonctionnaires. L’apogée se maintient entre 55 et 180, soit entre Néron et Marc Aurèle.

En même temps que Jésus, naît à Cordoue un certain Sénèque, deux ou trois ans avant notre ère. Mais ces deux-là ne jouent pas dans la même cour. Sénèque a un frère, un certain Gallion, qui se retrouve un jour proconsul en Bithynie (Βιθύνια), ancien royaume au nord du Péloponnèse, qui refuse aux juifs qui le lui présentent de condamner Paul pour délit de culte religieux (8).

Sénèque parti en Égypte, auprès d’un oncle préfet, se passionne d’abord pour les traditions philosophico-religieuses du pays, renforce son monothéisme, et donne à son stoïcisme une dimension mystique.

Précepteur puis ministre de cet archétype de monstre qu’est Néron (Néron a tué sa mère, sa femme, son demi-frère !), Sénèque est très influent à Rome... et naturellement trempé dans les affaires! Néron, victime dit-on de son aliénation à la caste sénatoriale, voit les choses se gâter, ordonne des persécutions dont l’apôtre Pierre va faire les frais (9). Néron se sent perdu. Il ne veut pas être seul dans sa chute et ordonne à Sénèque de s’ouvrir les veines. Ce que fit dignement notre homme, offrant son sang à Jupiter, l’alter ego de Zeus, dieu de la justice et de la raison. Nous sommes en l’an 65 de notre ère. Paul attend son heure, dans une prison de Rome.

Dans les années 90, l’empereur Domitien, qui vire à la paranoïa, fait massacrer ses opposants, fonctionnaires et sénateurs compris. Les livres sont brûlés sur la place publique. Tandis que Domitien († 96) aggrave l’absolutisme du régime et que la terreur s’installe, à Rome comme à Athènes, Épictète et Plutarque (auquel on doit la question aporétique : “lequel, de l’œuf et de la poule, est cause de l’autre ?), répandent les idées platoniciennes dont ils se font les chantres.

Quand Marc Aurèle prend en charge l’Empire en 161, en fidèle disciple d’Épictète il promeut la jouissance du temps présent. Carpe diem, écrivait Horace un siècle plus tôt (10).

Marc Aurèle, philosophe ayant passé sa vie à guerroyer contre les Germains et les Parthes, n’en a pas moins conservé un peu de temps pour rédiger ses pensées. Il cherche à concevoir un système naturel divin. “Toutes choses, y compris l’homme, participent d’un Tout”. “Nous devons suivre les lois de la Nature qui procède de la Providence”. “Tout ce qui arrive est nécessaire”. On ne manque pas d’observer quelques similitudes avec la vision chrétienne de la Providence. Alors, l’âme stoïcienne est-elle naturellement chrétienne, comme l’a pensé Tertullien? Les Pères de l’Église ont en effet trouvé, avec les stoïciens, la formulation adéquate à leur rigueur intellectuelle.

Le renouveau religieux se produit, assez fortement aiguillonné par l’interpellation des premières communautés chrétiennes, qui se penchent avec une inquiétude plus ressentie sur la destinée de l’âme. Qu’advient-elle après la mort? Suivant Cicéron (11) qui insinuait timidement qu’une survie de l’âme devait s’envisager, le IIe siècle s’engage de plus en plus dans cette voie. Et l’on rappelle Aristote à la rescousse, selon lequel l’âme corrompue par le corps auquel elle a été présente, libère sa partie supérieure qui retourne à l'éther d’où les stoïciens prétendent qu’elle vient. La formulation de cette doctrine de la survie de l’âme, qui ne manque pas d’audience, sera reprise et aboutie par le néo platonisme au IIIe siècle, avec Plotin, son chef de file.

On ne peut que constater, en refermant ce chapitre, la vitalité de l’activité philosophique sous la République puis sous l’Empire romains. Le platonisme, l’aristotélisme, l’épicurisme, le stoïcisme etc. ont leurs chantres aussi bien que leurs émules. Si haut qu’on les place, les philosophes n’en sont pas pour autant immunisés contre les critiques sarcastiques du peuple romain. Car ces messieurs —on ne connaît point alors de dames— ont des mondanités qui ne vont guère avec le détachement qu’ils prêchent, et leur ripailles, leurs beuveries ou les fornications au bordel sont bien éloignées des vertus qu’ils encouragent. Leur image s’en trouve parfois évidemment ternie. Politiquement, à cause de leurs tendances subversives et leur opportunisme, on tes tient à l’œil !

La fin de l’antiquité païenne est marquée par un mouvement littéraire considérable. En cette fin de IVe siècle l’empereur Théodose déclare que tout l’empire est chrétien, selon la volonté de Dieu. Dans ce même temps, les Pères de l’église sont amenés à une grande production intellectuelle autour des notions de personne et de nature afin de définir ce Christ encore diversement apprécié en un Credo autour duquel toute la chrétienté va se rassembler. Les thèmes moraux et civiques sont enrichis d’approches philosophiques et religieuses du plus grand intérêt pour cette époque.

À l’heure de la Rome des Césars, Paul et les Pères de l’Église platoniseront de bon cœur. Ils endosseront les vertus des stoïciens dont les devises seront reprises plus tard par les Montaigne, Descartes et Spinoza. Tandis qu’au XIIIe s. le saint docteur Thomas d’Aquin aura épousé et adapté les thèses d’Aristote à sa théologie. Qu’on ne me soupçonne pas de réduire le christianisme à la philosophie platonicienne ou aristotélicienne. Je ne fais qu’évoquer l’influence de la culture hellénistique sur le message évangélique, ce que, en son temps, le Père Daniélou montra par une étude fort savante qu’il dirigea sur ce thème observé au cours du IIè siècle.

 

Gérard LEROY,  le 21 février 2011

  1.  De Harusp. Resp. 19. cf. Jean Bayet, Histoire politique et psychologique de la religion romaine, Payot, 1969.
  2. Le philosophe Régis Debray ne se retient pas d’emboîter en quelque sorte le pas de Cicéron. cf. R. Debray et C. Geffré, La religion avec ou sans Dieu, Bayard, Paris 2006.
  3. cf. Cicéron, De Legibus II, 10. Cité par M. Despland, La religion en Occident, Cerf,  coll. Cogitatio fidei, p. 25.
  4. D’après Tite-Live, VI, 41.
  5. cf. Cicéron, De Legibus I, 15 et 23, II, 8-9. “Le maintien du lien entre le sentiment intérieur, le geste cultuel et le devoir objectivement dû est peut-être le secret de la solidité relative de la piété romaine. Le maintien de ce lien explique certainement la législation typiquement romaine contre les cultes privés, nocturnes et secrets. La religion ne saurait être cachée. Ses gestes doivent être publics. Le contraire serait immoral.”, écrit Marcel Despland dans La Religion en Occident, Ed. Cerf et Fides, coll. Cogitatio Fidei, 1979, pp. 25-26.
  6. Pour Cicéron le mot relegere signifie “lire une seconde fois”, en se pénétrant du sens, en étant attentif aux signes qui nous sont envoyés.
  7.  cf. La République et Les lois.
  8. Ac 18, 12-17.
  9. dans l'enceinte du Circus Vaticanus construit par l’empereur Caligula, à l'emplacement approximatif de l'actuelle Basilique Saint-Pierre
  10. Odes, I, 11, 8.
  11. cf. le Songe de Scipion,  De Republica, Livre VI.