Pour Jean-Jacques, avec mon amitié

  Les réactions n’ont pas manqué après l’intervention du Ministre de la Santé et des Sports en Afrique du Sud auprès des joueurs de l’équipe de France de football qui développaient un climat délétère donnant une image déplorable du pays qu’ils représentaient. Les journalistes étrangers sur place confiaient d’ailleurs à leurs collègues Français leur stupéfaction devant tant d’absurdités, tant sur le plan technique que sur le plan moral.

Christophe Dugarry, alors consultant pour Canal +, a été révolté par le déplacement de Madame Bachelot, au prétexte qu’il ne rentre pas dans les attributions de la Ministre de s’immiscer dans les affaires du football dont elle ignorerait tout, ajoutant que lui, Christophe Dugarry, ne pratique pas la pharmacie et qu’il se retient donc d’en parler.

Deux remarques à la suite de la colère de Christophe Dugarry, par ailleurs sympathique et talentueux observateur et commentateur. La première consiste à faire observer qu’à partir du principe qui interdit de disserter d’un thème, d’une discipline, d’un jeu au prétexte qu’on n’a pas l’expérience requise, c’est condamner le monde entier au mutisme sur tous les sujets dont il n’est pas reconnu spécialiste et que son ignorance le condamne à jamais de ne pouvoir de s'y intéresser. Dit autrement : tant qu’il n’est pas reconnu philosophe par l’université, que le citoyen Dugarry se taise sur le droit, la mort, l’avenir de l’homme, les émotions, la justice, l’éthique, Dieu et le reste qui n’appartiennent qu’aux hommes de l’art. Cette attitude est fréquente. Bien des musulmans revendiquent en effet être les seuls compétents pour discourir sur l’islam, bien des prêtres catholiques voient d’un mauvais œil la participation des laïcs à la pastorale, comme bien des médecins s'offusquent devant la démocratisation de la science médicale.

Ma seconde remarque porte sur l’initiative de Madame Bachelot. Elle n’a certes pas à se mêler “des choses du football” pour la gestion desquelles des gens normalement avertis, expérimentés, sont désignés et responsables. Mais quand un groupe d’hommes qui a pour mission de représenter son pays, déploie des gestes et une attitude aberrants qui exposent leurs concitoyens dans leur ensemble à la risée des étrangers, il était grand temps qu'un représentant de l'État s’en allât leur dire leur fait. Le discours qu’elle a tenu, sur un ton lyrique, a fait sourire les journalistes, certes. Mais si la forme peut être discutée, l’intention s’impose et le déplacement avec. Le moment était venu pour que l’encadrement, caractérisé par son insuffisance, s’efface et laisse la place à l’autorité qui leur avait manqué. En fait, s’est mise en place la subsidiarité. Arrêtons-nous sur ce sujet dont on néglige trop souvent les solutions qu’il peut apporter.

Délaissons les évocations que l’on trouve dans l’Antiquité ou le Moyen-Âge. C’est dans un ouvrage intitulé Politica methodice digesta du théologien calviniste allemand Johannes Althusius (1557-1638) que le concept de subsidiarité est défini avec précision.

La subsidiarité est un principe en vertu duquel ni l’État ni aucune société ne doit se substituer à l’initiative et à la responsabilité des communautés de personnes ou des intermédiaires, ni détruire l’espace nécessaire à leur liberté. Toute collectivité, depuis la famille jusqu’à l’empire, doit pouvoir gérer ses affaires à la mesure de ses moyens, et ne transmettre le pouvoir à une autorité supérieure que pour des questions qu’elle est incapable de gérer ou résoudre.

Conjugué avec le principe de solidarité, le concept de subsidiarité permet à l’État de servir la personne humaine en contrôlant l’excès des tendances individualistes. Ainsi les États de l’Union Européenne conservent-ils leur autorité sur tout ce qu’ils peuvent gérer directement, et délèguer au pouvoir fédéral de Bruxelles ce qui n’altère pas leur souveraineté (1) .

Le concept, apprécié du personnalisme, est capital dans  l’encyclique Quadragesimo Anno (1931), au n° 87, repris dans la rédaction du Traité de Maastricht.

 

Application sur le plan politique

Serait-il stupide de tenter de réfléchir à un ordre social qui s’émanciperait par rapport à deux systèmes totalement et fondamentalement opposés —à savoir le libéralisme et le socialisme—, quand l’un et l’autre ne satisfont pas?

La présence importante de l’État dans la vie des gens fait grincer des dents les individualistes. La liberté individuelle semble contrainte par une société centralisée. Il faut se rappeler les idéologies qui ont fomenté la perspective d’instaurer une superstructure capable de tout régenter, de l’organisation juridique à l’organisation politique, en passant par l’éducation à sa doctrine et à ses systèmes de valeurs. Le marxisme n’est pas si loin pour être oublié. Pas plus que le socialisme Saint-simonien, qui subordonnait le travail de l’individu à l’œuvre collective de la transformation humaine de la société. Peut-on se réjouir de n’être que l’outil de réalisations à des fins impersonnelles telles que l’art, la science, ou même la religion, dont l’État était l’incarnation. Voilà qui nous taille un beau costume de marionnette !

Dans le même temps et à l’inverse, le capitalisme libéral continue d’exciter les tentations. Des individus ne se privant pas de tirer avantage du libéralisme, en viennent à augmenter les inégalités et par conséquent la misère. Quand l’entreprise exploite à son gré les individus qui participent à sa production pour le profit exclusif des actionnaires, on peut douter du respect de la dignité des personnes et craindre pour l’ordre social.

Quand les modèles productivistes capitalistes ou socialistes n’aboutissent qu’à la satisfaction tiède d’une moitié de la population, ne convient-il pas de les démystifier et d’ouvrir d’autres horizons ? (2)

 

La subsidiarité comme synthèse de ce moment dialectique

La capacité à inscrire son histoire dans l’histoire collective pour participer à son projet est une expression de la dynamique de la liberté qui s’exprime dans la reconnaissance des règles qui régissent la vie en société, et la conscience du devoir de responsabilité qu’elles exigent. La liberté individuelle conjugue avec la société. Ce serait donc aller contre la collectivité que d’occulter la responsabilité individuelle dans toutes les phases opératoires —sociale, culturelle, scientifique etc.— de la construction de son avenir.

Aussi la remise d’une responsabilité entièrement assurée par un État-providence est une mutilation de l’homme, si louable soit l’intention de compenser les inégalités économiques par une redistribution sociale et financière. Quel sens aurait un État qui se prétendrait fort et négligerait en même temps la personne et son épanouissement?

Si nous voulons bien considérer autrement que de façon binaire les rapports entre l’individu et l’État et ne pas considérer comme inéluctable le rejet de l’un par l’autre, nous serions en mesure d’envisager un partenariat, avec répartition des tâches et des responsabilités, dans une confiance mutuelle, débarrassés des rapports de force à l’origine de bien des conflits sociaux. Si l’on devait schématiser ce principe de délégation des pouvoirs, dit de subsidiarité, ce serait une erreur de le représenter sous la forme de hiérarchies pyramidales, comme les entreprises attachées au pouvoir de leurs chefs. Le principe de subsidiarité serait plus explicitement suggéré sous la forme d’ellipses concentriques, traversées par des rayons qui déterminent les secteurs délégués, non hiérarchisés.

Mais le principe de subsidiarité —qui désigne donc le principe de délégation des pouvoirs, notamment dans les fédérations—, doit être associé à une autre principe: celui de la solidarité. Sans elle, impossible de contrôler l’excès des tendances individualistes qui pourraient profiter de la subsidiarité aux dépens des relations  communautaires.

C’est à l’aune de la subsidiarité et de la solidarité que sont appréciés, jugés, estimés, corrigés les systèmes mis en place. La pratique, comme le préconisait Marx dans ses thèses sur Feuerbach, devient juge et fondement de la pensée théorique.

Ainsi subsidiarité et solidarité dessinent une nouvelle vision de la société où ne s’opposent pas le sens de la communauté et le respect des personnes dans l’organisation politique. Si la subsidiarité n’a pas de passé, elle a de l’avenir!

 

Les dérives d’une absence de la notion de solidarité

L’absence de la notion de solidarité dans les systèmes cultive l’égoïsme et participe au désastre causé par la logique du “chacun pour soi”. Progressivement les intérêts corporatistes —indifférents, semble-t-il, à l’intérêt général— se font entendre à la “raison” électoraliste. Et voilà les élus contraints de ménager la chèvre et le chou plutôt que d’exiger la subordination de l’intérêt privé (parfois  capricieux!) à l’intérêt commun.

Enfin, les valeurs, qu’on croyait universelles et irréductibles, ne sont pas partout partagées et certaines d’entre elles auxquelles la société s’est longtemps référée sont pulvérisées. Tout cela interdit tout projet politique normalement à portée universelle. La démocratie est infectée par ses propres sujets : tous en son nom se croient tout permis, l’anarchie menace, qui fatalement appelle à une reprise en mains musclée. Advient alors la dictature, avec ses purges et ses exactions.

Conclusion

La subsidiarité n’est pas un système. Ou plutôt elle est un anti-système puisqu’elle ne s’organise pas autour d’un principe idéologique politique. Elle se pose en amont de l’agir politique. Mais comme l’équipement nécessaire à l’authenticité d’un projet politique, dans la visée d’une gestion harmonieuse de la collectivité.

La solidarité est son greffon, la dynamique de liberté son moteur, le devoir de responsabilité sa conscience.

Gérard LEROY, le 4 août 2010
 

  • (1)  Mais aussitôt s’élèvent des risques de conflit entre l’Union et les États : l’Union peut se prévaloir d’une autorité large pour dépouiller les États  au nom d’une nécessaire coordination; ces derniers peuvent en revanche avoir recours à la souveraineté des États pour refuser une mise en commun. Aujourd’hui, il va s’agir de gérer les tensions entre le fédéral et le national, dans le décor prégnant de la mondialisation, où chacun doit pouvoir compter et sur soi et sur les organisations mondiales, comme l’OMC ou le FMI.
  • (2) En 1931, l’ Encyclique Quadragesimo anno de Pie XI appelle l’État à servir la personne humaine. L’Église propose alors l’émancipation par rapport au libéralisme et au socialisme. Quarante ans plus tôt Léon XIII, dans Rerum Novarum, déclarait déjà que le bien commun était affaire de l’État, et que le but ultime de la société n’est pas l’État mais la personne humaine et son épanouissement. Naturellement, cette idée venant de l’Église catholique a longtemps été ignorée par toute une culture sécularisée aveugle sur ce qui ne venait pas de sa nouveauté.