Pour Bernard Schürr, en hommage amical

   C'est par le mot "tradition" qu'on traduit "Sunna". Ce terme existait déjà avant l’islam, désignant la décision prise par un arbitre à l’occasion d’un litige, faisant alors jurisprudence pour l’avenir. On parlait alors de la sunna d’Untel.

Rappelons qu’on n’est sunnite qu’en étant fidèle au Coran et à la tradition.

L’évolution du concept nous renvoie à son point de départ, c'est-à-dire à la bataille de Siffin (en 657 de notre calendrier) qui opposa Ali, cousin du Prophète, auto-proclamé calife, à Mu’âwiya, gouverneur de Damas et prétendant à la succession du 3è calife, Othman, assassiné. C’est à propos de ce conflit, et pour la première fois, que la Sunna fut considérée à côté du Coran, comme deuxième arbitre du combat que se livraient Ali, d'abord cousin, puis gendre de Mahomet, et l’omeyyade Mu’âwiya. Tous deux revendiquaient le califat, Ali au nom de son appartenance à la famille du Prophète, soutenu par ses partisans, les Shi’at Ali, et Mu’âwiya, appartenant à la famille des Banu Omeyya qui avaient installé leur dynastie à la tête des musulmans après la mort de Mahomet.

Très tôt, au cours des trois premiers siècles de l’islam, la Sunna fut entendue comme le recueil de l’ensemble des faits et gestes du Prophète et de ses compagnons. Ces faits et gestes, rapportés par des chaînes de garants à travers des générations, ont constitué progressivement la deuxième source de la loi après le Coran.

Un savant juriste du début du IIè siècle de l’Hégire, vers 820, Abû Bakr al-Shâfi’i, a évacué la référence aux compagnons jusqu’alors considérés comme l'une des composantes de la Sunna et établi la théorie selon laquelle la Sunna ne concerne que la conduite du Prophète “qui devient alors une base normative juridique” (1). Cette théorie d’al-Shâfi’i se fonde sur la sourate 33, v. 21 : “Vous avez en l’Envoyé de Dieu un beau parangon”. Ce qui semble dire qu’il suffit !

Al-Shâfi’i considère que la Sunna de Mahomet peut abroger les préceptes du Coran et occuper ainsi, parfois, la première place. Que l’une de ces deux sources puisse abroger l’autre est une question controversée. Al-Shâfi’i (en 820) était d’avis que le Coran ne pouvait pas abroger la Sunna. Il ne sera pas suivi. Sur la possibilité de donner à la Sunna le pouvoir d'abroger le Coran, les avis sont partagés. La plupart des Shâfi’ites ne l’admettent pas, à l’inverse des Hanafites et des théologiens ash’arites et mu’tazilites.

Les Compagnons ont eu un rôle particulier et central dans la constitution de la pensée musulmane. Ce sont eux qui ont contribué à l’élaboration progressive de la Tradition comme source normative du droit et de la théologie.
 
En principe, le Prophète n’est que le porte-voix d’une Parole de Dieu que le Coran retranscrit, distincte de la parole du hadith qui, bien que parole exemplaire n’est que la parole de l’homme Mahomet. Certaines traditions comprennent le mot qur’an comme une sorte de générique de tout ce qu’on a entendu du Prophète. La distinction entre ce qui relève du Coran et ce qui relève de la Tradition ne se serait opérée que progressivement. Ce qui a amené certains à prétendre que le Coran ne serait qu’un ensemble de hadiths sélectionnés pour la récitation publique. Marie-Thérèse Urvoy rapporte que Bukhârî —cité préférentiellement par Anne-Marie Delcambre—, s’appuyant sur 39, 23, a écrit : “Le Livre de Dieu est le plus beau hadith”.

Les scribes ont joué un rôle capital, adaptant en arabe la culture religieuse de l’époque, emprunte de culture biblique. Ce sont eux qui ont opéré la sélection entre ce qui serait reconnu comme hadith et ce qui serait sélectionné pour être intégré au Coran. De ce fait, la frontière entre les deux écrits reste floue. En témoignent les hadiths qui constituent les deux versions du discours d’adieu du Prophète.

Progressivement l’autorité du Prophète a supplanté toute autre forme d’autorité et ce qu’on appelait “la Sunna du Prophète” est devenu “la Sunna”.

Puis, la complexification de la société musulmane et l’apport de populations diverses intégrées à l’islam ont conduit à chercher un complément au Coran, lequel restait loin de répondre à toutes les questions. Les nombreux hadiths ne faisant que gloser des passages quelque peu elliptiques du Coran, s’en sont trouvés suspects. Si bien qu’on en est arrivé à distinguer deux types de hadiths, ceux qui visent une compréhension difficile de passages du Coran, et ceux qui l’interprètent en fonction des besoins du moment. C’est alors que le besoin de trouver une référence exemplaire a conduit à une prolifération considérable de hadiths, imputable à un réflexe subjectif qui voulait que “le Prophète ayant dû parler ainsi, c’est ainsi que sans aucun doute il a parlé” ! Ce type d’herméneutique est déjà présent dans le Talmud fait remarquer Marie-Thérèse Urvoy, professeur d’islamologie, spécialiste d’histoire médiévale et d’arabe classique à l’Université catholique de Toulouse. Al-Bukhârî a corrigé cette inflation de hadiths, passant de 200000 hadiths connus au IIIè siècle à 2762 ! Certains de ces recueils ont été admis comme canoniques.

À cause de la nécessité d’apporter au Coran un complément, le Hadith a été élevé au rang de seconde source du droit.

 

Gérard LEROY, le 27 juillet 2012

  1. Asma Hilali, Dictionnaire du Coran, R. Laffont, 2007