Pour mon ami Gérard Lévy, et pour Loïc Molina, en hommage amical

   De plus en plus, nous remettons en question le concept de l’humain autour duquel s’accordait jadis un certain consensus philosophique. On acceptait alors tout ce qui advient comme naturel ; on admettait la finitude, on consentait à la passivité devant la naissance, la souffrance, la maladie, le vieillissement et la mort. 

 

Le progrès scientifique a permis d’amoindrir les contraintes, liées à la naissance, la douleur ou la mort. Plutôt que de subir la réalité nous parvenons à la maîtriser pour la soumettre. La raison est passée de la soumission au réel à la responsabilité de son histoire.

 

Nous avons, sur le monde, sur l’homme, sur la vie, et même sur la mort, des approches qui ne se superposent pas. Sur l’homme, il est indéniable que les pratiques sur le vivant traduisent la diversité des approches anthropologiques. Deux d’entre elles, surtout, s’affrontent. D’une part, la conception des scientifiques, penchés sur un étant qu’il faut aider, soulager, réjouir, satisfaire, et qui génère l’effet secondaire que Max Weber appelait “le désenchantement du monde”. D’autre part, la conception des religieux qui ont perdu de leur influence, et dont l’apologétique se recroqueville sur une ontologie qu’on dit d’un autre âge.

 

Le chercheur scientifique porte ses lunettes de chercheur, l’anthropologue a les siennes, comme ont les leurs le pasteur, le poète, le rabbin, la concierge ou le fondamentaliste. L’idée que chacun a du monde dépend de la couleur des lentilles qu’il porte. Ce qu’il connaît du monde en dépend. Car nous ne connaissons du monde que l’idée qu’en forme notre conscience

 

Que connaissons-nous du monde ? Nous n’en savons rien. Du moins nous ne savons rien du rapport de ce que nous connaissons à ce qui peut être connu. Toute connaissance n’étant que l’auto-exploration de la conscience réflexive on peut donc envoyer le monde au diable.

 

Toute connaissance est déduite de ce qui apparaît à notre conscience, diront les phénoménologues. Peu leur importe que le chat existe ou n’existe pas et ce qu’il est dans sa nature, en son essence même. En revanche, il est indéniable qu’à sa conscience apparaît un chat, surtout si celui-ci lui saute à la figure (!), et que c’est cet apparaître qui le préoccupe.

 

 Ici s’ouvre une difficulté : les perceptions des uns et des autres étant multiples, comment prétendre à l’universalisation de l’une d’elles ?

 

Chacun ayant a priori, et sur toutes choses —sur le juste et sur l’injuste, le vrai et le faux, le bien et le mal—,  son opinion, sa petite idée, chacun voudrait que son idée soit universelle, et donc que la réalité y soit soumise. Chacun aspire à imposer sa vérité. 

 

Animés de cette volonté viscérale de se donner comme norme, tous les caciques en puissance cherchent à imposer leurs vues. Chacun dans sa tanière, anthropologique, philosophique, religieuse, voyant midi à sa porte entend bien qu’il soit midi pour tout le monde. Et qu’on se le dise ! 

 

Ce faisant, peut-on encore prétendre au consensus autour d’une vérité, et en déduire une norme qui, de nature, vise l’universalité ?

 

 La loi de l'opinion l’emporte. Le cœur gouverne, plutôt que l'esprit. Tous les soubresauts de l'opinion font les délices des plateaux de TV. Le politiquement correct s’affiche par la voix de journalistes qui assènent leur pensée plutôt que de donner à penser, et qui renvoient dans leurs filets en les dénigrant ces ringards qui ont le tort de ne pas suivre Panurge. 

 

 

Gérard LEROY, le 1er février 2014