Pour notre amie Sophie Guerlin, ce complément d'information à l'excellente conférence que nous avons suivie ensemble en cet été 2011

   Nous l’avons déjà souligné dans ces colonnes : pendant 5 siècles Bagdad aura été la capitale intellectuelle du monde. De 750 jusqu’à ce que les Mongols mettent fin à la dynastie des Abassides en 1258, ces 5 siècles enregistrèrent un bouleversement social, économique, intellectuel qui a fait du monde arabo-musulman la plus brillante civilisation du Moyen-âge.

L’empire abbasside, gigantesque, s’étalant de Samarquand à l’Est à Cordoue à l’Ouest, était en effet supérieur à tous les peuples européens et chrétiens, en botanique, en mathématiques, en philosophie, en médecine, en astronomie. Le peuple le plus avancé du monde d’alors est à considérer comme une véritable civilisation dont nous héritons en partie, et non comme un simple relais civilisationnel entre Rome et l’Occident.

Si la civilisation arabo-musulmane nous a légué le système décimal, emprunté aux Indiens, l’algèbre, la trigonométrie, si ses médecins pratiquaient déjà la trachéotomie et utilisaient la sonde gastrique, c’est encore aux arabo-musulmans du IXè et Xe siècles que nous devons le perfectionnement de l’astrolabe, instrument qui permet de situer les astres du ciel à n’importe quel moment de l’année et de déterminer l’heure.

On peut alors s’interroger sur l’occultation de cette période par l’histoire des sciences occidentales et donc de la part d’héritage que nous lui devons.

 

L’astrolabe

L’histoire de cet instrument de mesure remonte à l’antiquité grecque. Claude Ptolémée, astronome et mathématicien grec du IIe siècle, qui vécut à Alexandrie, fut l’auteur de plusieurs traités scientifiques ayant exercé une grande influence sur les sciences occidentales et orientales. Le traité le plus couramment cité est l’ Almageste, que les Arabes du IXe siècle commenteront avec le sens critique qui permettra la construction et les sophistications de l’appareil. L’ Almageste est une théorie géométrique d'où découle la description des mouvements des planètes, de la lune et du soleil.

À Alexandrie, Jean Philopon, théologien chrétien du VIe siècle, directeur de l’école néoplatonicienne, se passionna aussi pour la cosmologie, et élabora une réfutation systématique de la conception aristotélicienne de l'éternité du monde dans un ouvrage intitulé Sur l’Éternité du Monde contre Aristote. L’espace, les planètes et les astres ne cessent de fasciner les hommes dont la science se mêle à la curiosité philosophique (1).

Se présente alors, au IXe siècle, un mathématicien et astronome musulman perse, venant du sud de la Mer d’Aral, al-Khwârismi, dont l’apport en mathématiques fut tel qu’on lui attribua la paternité de l’algèbre. Influencé par les tables originales de Ptolémée, al-Khwârismi rédigea un commentaire sur l’astrolabe grec, et élabora un ensemble des positions futures des étoiles et des planètes.

L’astrolabe est alors en cuivre, rond, et plat. Au centre était placé un disque sur lequel étaient gravés les axes directionnels. En faisant tourner ce disque il était possible de déterminer le lever et le coucher du soleil. Cette façon de repérer les positions célestes en utilisant l’altitude et l’azimut (mot arabe) est une technique spécifiquement arabe (et non grecque).

Le système d’ al-Khwârismi est ensuite amélioré par Abü-al-’Abbas al- Farghäni, astronome lui aussi.

C’est encore un astronome-mathématicien de la Maison de la Sagesse Al-Ma'mün de Bagdad, qui s'interesse de près au mouvement de la lune. Originaire d’Harran, Thäbit ibn Qurra (ce qui veut dire :“Fils de Joie”), qui étudie le mouvement de la lune et le mouvement du soleil, relevant les accélérations et les décélérations à certaines périodes de l’année. Il est le premier à conclure à l’existence d’une trajectoire du soleil.

Abü ‘Abdallah al-Battäni est le plus célèbre des astronomes arabes. Né à Harran, ville de Turquie (d’où Abraham fit venir Rebecca pour la marier à sin fils Jacob), al-Battäni est issu d’une famille de sabéens, autrement dit d’adorateurs des corps célestes. Ce système religieux ancien d’adoration des astres était répandu en Éthiopie, mais encore très vivace à La Mecque à la fin du VIe siècle, au moment de la naissance du Prophète.

L’observatoire d’al-Battäni est à Al-Raqqa, à 160 km à l’est d’Alep, sur la rive de l’Euphrate. De ce site il observe les éclipses, construit un cadran solaire, un nouveau type de sphère armillaire, appelée l’ “œuf”, corrigeant les erreurs de Ptolémée au IIe siècle  et l’instrument développé et utilisé par les Grecs anciens. L’astrolabe n’est plus plat et rond, mais sphérique.

La sphère armillaire, ou astrolabe sphérique, est une modélisation basée sur la sphère céleste pour montrer le mouvement apparent des étoiles autour de la Terre et du soleil.

Il articule un ensemble de cercles métalliques gradués représentant la géométrie des éléments du ciel, où sont notés les pôles, l'axe des pôles; une boule en plein centre représentant la Terre souligne le présupposé de la géocentrique du système. L’équateur et les deux cercles polaires y sont matérialisés. La trajectoire annuelle du Soleil dans le ciel emprunte ce qu'on appelle l’ écliptique. Un mécanisme d'orientation externe comporte également deux cercles représentant l’horizon du lieu et le méridien local.

Au Moyen âge, Tycho Brahe construisit plusieurs sphères armillaires. Les portraits des savants et des personnalités de la Renaissance montrent souvent ceux-ci avec une main sur une sphère, geste qui symbolise alors le sommet de la connaissance et de la sagesse. Actuellement reconnue comme le symbole de l’univers, la sphère figure sur le drapeau du Portugal pour signifier l'ancienne puissance maritime de ce pays.

La sphère armillaire est, encore aujourd'hui, un outil pédagogique  pour expliquer les mouvements du soleil et de la lune en fonction des saisons et de la latitude. L'observateur s'imagine, sur un plan horizontal, au centre de la sphère que l'on fait tourner autour de l'axe polaire. Le ciel fait le tour de la Terre en un jour. Le soleil se déplace sur l’écliptique représentée par le cercle en biais. Aux équinoxes le Soleil se lève plein est, culmine plein sud et se couche plein ouest, à l'intersection entre le cercle représentant l’équateur et le plan de l'horizon.

Le dessus de la sphère représente la voûte céleste, mobile autour de l'axe polaire. Les astres y sont positionnés. Si on déplace la lune sur le cercle écliptique, on peut expliquer pourquoi la pleine lune culmine haut en hiver et bas en été. Cet instrument ancien expliquait tant de choses que l'on comprend sans peine la difficulté qu'ont eue les gens à admettre que la Terre n'était pas au centre de l’univers.

L'astrolabe d'al-Battani a été cité en référence par ses suivants, Maïmonide (1135-1204), et les géants de l’astronomie en Europe occidentale du XVe au XVIIe s., les Copernic, Kepler, Tycho Brahé, Galilée.

Fin Xe siècle, à l’époque de la conquête des Fatimides et de la fondation du Caire (969), Abü al-Husan ibn Yünus, né en Égypte, utilisa un grand astrolabe en cuivre de 1,40 m de diamètre, qui pesait une tonne. On avait alors coutume de dire qu’un cavalier et sa monture pouvaient passer au travers !

On raconte qu’ayant prédit sa mort une semaine à l’avance, Ibn Yünus mit au clair ses affaires personnelles, s’enferma dans sa maison, effaça l’encre de ses manuscrits, et récita le Coran jusqu’à son dernier soupir, survenu au jour qu’il avait prévu.

Yünus avait rédigé un ouvrage majeur qui traitait de la détermination astronomique des heures de prière. Le Prophète ayant prescrit que les prières du soir devaient se situer entre le crépuscule et la tombée de la nuit et que les premières prières de la journée devaient être dites entre le point du jour et le lever du soleil, les prières de midi lorsque le soleil était au méridien (2) et que celles de l’après-midi se faisaient quand l’ombre d’un objet égale la longueur de son ombre à midi, plus la longueur de l’objet lui-même, il fallait tout de même que fût connu avec assez de précision le mouvement du soleil, ce  à quoi ont remédié les Tables de Yünus, utilisées au Caire jusqu’au XIXe siècle.

 

Gérard LEROY,  le 13 juillet 2011

 

  • (1) Fin VIIIe siècle, Albumassar (Abü Ma’shar) fut non un astronome mais un astrologue réputé, né en 787 à Balkh, à l’est de l’Iran, ville cosmopolite composée alors de Chinois, d’Indiens, de Grecs, de Syriens, où se mêlaient des communautés bouddhiques, hindouistes, juives, manichéennes, nestoriennes, zoroastriennes. Albumassar conserva sa vie durant le sentiment de la supériorité intellectuelle iranienne vis-à-vis de ses collègues originaires des autres parties de l’Arabie. Les croyances aristotéliciennes d’Albumassar lui faisaient croire à une sphère extérieure de lumière divine et à huit sphères célestes éthérées, au centre desquelles se trouvait notre propre sphère sublunaire, la neuvième.
    Il enseignait que tout savoir provient d’une source divine et que toute science contient une part de révélation. Les trois sphères, la divine, l’éthérée et la sublunaire sont en interaction. Il dressait des horoscopes.
     
  • (2) Terme provenant de la médecine chinoise et qui désigne le demi grand cercle imaginaire tracé sur le globe terrestre reliant les pôles géographiques.