La toute première communauté, celle des gens qui avaient été témoins de ce qui s’était passé à Jérusalem, pendant la préparation de la Pâque, éprouvait le besoin de s’expliquer les événements, de s’y retrouver. Il leur fallait en passer par une révision de cette histoire qu’ils avaient vécue. Leur souci était de ressaisir cette histoire en ce qu’elle portait de primordial, d’essentiel.

Le témoignage de l’état "archaïque", primitif, de la formulation de la foi, antérieur à tous les credo (1), c’est le Livre des Actes qui nous les livre.

Vous, Pierre, de Jérusalem, Claude, d’Alexandrie...”. Voilà comment Pierre, entouré de onze autres camarades, s’adresse à la foule : “Hommes de Judée, et vous tous qui séjournez à Jérusalem, comprenez bien se qui se passe. Ne croyez pas que ces gens aient bu, il n’est en effet que neuf heures du matin” (2) . “Israélites, écoutez ! Jésus le Nazôréen, cet homme à qui Dieu a rendu témoignage devant vous par les miracles, les prodiges et les signes (...) cet homme (...) vous l'avez livré et fait crucifié. Mais Dieu l'a ressuscité.” (3). Voilà l’affaire. Nous avons ici la première formulation du kérygme palestinien.

Et Pierre, comme s'il avait à justifier l'événement lui-même par l'histoire, de rappeler le roi David : “Frères, David est mort, son sépulcre (est) chez nous. Dieu lui avait promis de faire asseoir un de ses descendants sur son trône, il a donc vu d’avance la résurrection du Christ. Ce Jésus Dieu l’a ressuscité; nous en sommes tous témoins” (4) .

Les gens qui l’ont écouté, remplis de curiosité, interrogent alors Pierre et les apôtres : “Mais alors, Frères, qu’allons-nous faire ?” (5). Pierre leur dit : "Israélites, pourquoi vous étonner de ce qui arrive ?" (6). “Le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu de nos pères, a glorifié son serviteur Jésus” (7) .

Tout cela était annoncé, ce que dit d’ailleurs Paul aux Israélites, dans une synagogue remplie de l’assistance attentive à la lecture et aux commentaires qui suivent. Le chef de la synagogue propose aux participants d’apporter leurs propres explications. “Frères, si vous avez quelque chose à dire, ne vous gênez pas”. Paul lève le doigt, comme un élève qui a la réponse à la question du maître, puis se lève, et s’adresse aux auditeurs : "Israélites, et vous qui craignez Dieu, écoutez-moi..." (8) . Et Paul de reprendre l’histoire depuis le séjour du peuple d’Israël en Égypte. Puis de poursuivre cette rétrospective, en s'attardant sur l’histoire présente : “... les habitants de Jérusalem en condamnant Jésus, ont accompli les paroles des prophètes qui se lisent chaque sabbat” (9) . “Ils ont demandé à Pilate de le faire mourir” (10)  “Et, après ils le descendirent de la croix et le déposèrent dans un sépulcre. Mais Dieu l'a ressuscité des morts” (11). Paul pose Jésus et pose que c’est Dieu qui est à l’œuvre en Jésus. Ce qui importe d’abord c’est la confession des faits et de l’action de Dieu dans ces faits. Dieu s’en mêle ! “La bonne nouvelle que nous vous annonçons, leur dit Paul, c’est d’abandonner vos sottises (les idolâtries) pour vous tourner vers le Dieu vivant, qui a créé le ciel, la terre, la mer, et tout ce qui s'y trouve” (12) .

À ceux qui privilégiaient la croyance en un Dieu créateur Paul vient montrer que Jésus est le Messie annoncé par les prophètes. Au diable les idoles, nous avons un Messie !

Paul s’en va ensuite évangéliser les Grecs. "Athéniens, vous êtes des hommes presque trop religieux..." Paul circule sur l’agora (13) . Il est abordé par des philosophes de tous bords qui traitent Paul de “perroquet”. Certains pensent avoir à faire à Hermès, le messager des dieux, qui passait pour bavard. Paul est en effet un discoureur infatigable. On le prend pour un prêcheur de divinités étrangères comme il y en avait beaucoup à Athènes et à Rome. Les Athéniens qui n’avaient pas d’autre passe-temps que de discutailler à perdre haleine, trouvent l’occasion d’interroger Paul sur sa doctrine. Paul, debout au milieu d’eux, leur dit: “Athéniens, je vous trouve à tous égards extrêmement religieux. Car, en parcourant votre ville, j'ai  découvert un autel avec cette inscription: “À un dieu inconnu !” Ce que vous révérez sans le connaître, c'est ce que je vous annonce” (14) . “Ne croyez pas que la divinité soit semblable à de l'or, à de l'argent, ou à de la pierre, sculptés par l'art et l'industrie de l'homme” (15). Et Paul termine en leur disant : “Dieu, jugera le monde selon la justice, par l'homme qu'il a désigné, ce dont il a donné à tous une preuve certaine en le ressuscitant des morts...” (16) .

Voilà des extraits qui témoignent de la foi primitive. Paul, très différent de Luc, exhorte en pasteur, et avec passion, les communautés qu’il rencontre. Ses épîtres rendent compte de la période 53-58, pendant laquelle il a le souci de témoigner qu’il tient directement d’une investiture divine la position qui est la sienne et qui le porte à annoncer l’Évangile. Les Actes rendent compte de ce qu'a dû être la toute première prédication dès les lendemains de la Pentecôte. Des gens ont commencé à témoigner de ce qu’ils avaient vu. Qu’allaient-ils en faire ? C’est leur grande question.

Très tôt, la communauté croyante née de ces événements éprouve le besoin de ressaisir le noyau essentiel du message, en évitant de se laisser tenter par l’édification d’une doctrine complexe, encombrante, étouffante, et qui, in fine, montrerait sa fragilité devant les contingences de l’histoire.

Toute l’histoire de la vie et de la passion de Jésus-Christ ne se raconte pas comme on déclinerait la biographie humaine de Jésus. On risquerait fort de le noyer dans des détails historiques d’ordre psychologique, socio-politique et culturel. La narration est nécessaire mais la perspective des narrateurs est pastorale. “Il faut que je vous raconte, rendez-vous compte de ce qui est arrivé...” D’abord, ce Jésus n’est pas un extraterrestre. C’est un type enraciné dans sa terre. Le bonhomme n’est pas facile. Il engueule ses disciples : “engence de vipères”, il les rembarre : “ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisi”; il est odieux avec sa mère : “Femme qu’y a-t-il de commun entre nous ?”; méprisant avec la bonne “occupe-toi de tes casseroles ma bonne Marthe”. Voilà un caractériel avec qui on n’a pas spontanément envie de partir en vacances. Et en plus il a le culot de vouloir qu’on le suive !

Jésus se comporte comme ayant une autorité d'ordre divin. Après la guérison d’un paralytique, Jésus dit à celui-ci : "Tes péchés te sont remis". Il y a là des pharisiens, des docteurs de la Loi juive qui savent que Dieu seul remet les péchés et ils ont cette réaction significative : "cet homme blasphème !". Jésus remet les péchés et en ce sens il se reconnaît un pouvoir proprement divin.

Autre exemple : au cours d’un sermon prononcé sur une montagne, Jésus dit : "on vous a dit œil pour œil, dent pour dent, moi je vous dis "aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous persécutent". Qui avait dit "œil pour œil, dent pour dent" ? Qui avait donné la Loi ? C'est Yahvé, sur le Sinaï. Par conséquent lorsque Jésus déclare : "on vous a dit, moi je vous dis" il met son autorité sur le même plan que l'autorité de celui qui avait donné la Loi.

Ce que les juifs ne pardonnent pas à Jésus, c'est que Jésus a repris la Loi à son compte et l’a modifiée. Or, la loi avait été donnée par Dieu et Dieu seul peut modifier ce qui a été établi par Dieu. Comment entendre que la loi n’est plus le talion mais le pardon ? La question qui sépare les juifs des chrétiens, c'est de savoir si Jésus est un imposteur ou s'il est dans son droit de se comporter ainsi.

Après son entrée triomphale dans Jérusalem, suivie par une foule exaltée, et sa colère contre les marchands du Temple, la rupture est consommée. La condamnation à mort de Jésus est programmée. À cause des fêtes de Pâques qui se préparent, des émeutes qui peuvent se produire à tout moment, les Romains sont sur les dents. On les comprend. Des juifs se retournent contre Jésus qui est amené à comparaître devant le sanhédrin (17). Plusieurs témoins se succèdent, dont un déclare : "Cet homme a dit : détruisez ce temple, je le rebâtirai en trois jours" (Mt 26, 59-66; Mc 14, 58-64). À ce moment-là le grand prêtre indigné et horrifié se lève et déchire ses vêtements en criant : "Cet homme blasphème ! Qu'avons-nous encore besoin de témoins ? Il mérite la mort !" (cf. Mt 26, 59ss).

Scandale dans les allées du tribunal ! Car pour un Juif, le Temple n'est pas qu'un simple édifice de pierres. C'est le lieu où Dieu demeure. Or, quand Jésus dit qu'il rebâtira le Temple en trois jours, il signifie que le Temple nouveau n'est plus le Temple de Jérusalem où Dieu demeure, mais son propre corps dans lequel Dieu demeure, parce qu'en fait, Lui, Jésus, est Dieu. Pour qui se prend-il ?

Les Juifs sont alors confrontés à une situation  dramatique. Qu'un homme se fasse Dieu, c'est pour un Juif le péché suprême. Il est cohérent. Il n'y a en effet pas de pire faute que d'adorer les idoles et a fortiori de se diviniser.

Le problème est de savoir si, dans ce cas, et dans ce cas unique, cet homme a le droit de se présenter avec une autorité et une dignité divines. Si on lui accorde ce droit c'est qu'en même temps on atteste qu'il est Dieu. Le sanhédrin condamne donc Jésus pour imposture et blasphème. Jésus, fut-il prophète, n'est aux yeux de ses juges qu'un homme ayant eu l'audace impardonnable de prétendre revêtir la condition de Fils de Dieu.

La compréhension de ces événements a demandé un peu de temps. Elle s’est construite peu à peu, par étapes en quelque sorte, qu'il convient de suivre pour mieux comprendre le cheminement de foi des premiers chrétiens, où conjuguent la liberté intellectuelle, rationnelle, et la grâce.

D’abord il y a un récit. Ces gens racontent l’histoire de ce qui est arrivé.
On est toujours renvoyé à l’histoire. Tous ceux qui ont à rendre compte de leur foi et à s’en expliquer commencent par raconter l’histoire à l’origine de cette foi. Heidegger donnait cette très belle définition de la théologie chrétienne, disant qu’elle est la “science du dévoilement d’un étant donné dans l’histoire” (18) . C’est une science, science du contenu, de ce qui est cru, et de l’acte de foi dans l’Événement. Le discours de foi des chrétiens commence toujours par dire : "Savez-vous qu'il s'est passé un événement important entre tous ? Un Galiléen de Nazareth, un certain Yehôchûa, a été la cause de manifestations sans précédent à Jérusalem, pendant la préparation de la Pâque."

Ce qui est premier dans l'Évangile ce n'est pas le message, c'est le témoignage. Les auteurs ne proposent pas une biographie de Jésus. Les rédacteurs ont d’abord un souci pastoral. Le récit de la mort de Jésus, en avril de l'an 30, eut été tout différent s’il avait été rapporté par Paris-Match. On aurait eu droit à des photos choquantes, des confidences émouvantes, du sang et des larmes. Ce n'est pas du tout ce que les rédacteurs ont voulu faire passer en priorité.

Nous sommes à l’écoute d’un récit, particulier, qui ne s’étend pas sur des détails de la vie de Jésus ("il a couru à tel endroit, il a mangé ici ou là”). Voyons l’essentiel. Ce qui est fondamental se résume à ceci : Jésus a vraiment existé. On ne peut faire ici l’économie des débats sur l’historicité de tout ce que nous racontent les Évangiles. Ça a été tout le débat bultmanien dans les années 60-70. Le discours évangélique primordial ne peut laisser place à l’hésitation concernant l’historicité substantielle du fait de Jésus. Aujourd’hui on dispose de suffisamment de pièces à conviction pour s’étonner qu’il y ait encore des farfelus qui remettent en cause l’historicité de ces événements. D'autre part, au terme de son ministère au cours duquel il s'est interprété comme l'Événement de l’histoire, il est mort, à un moment donné, sous le principat de Ponce Pilate (19), lequel était le seul en Palestine à disposer du droit de vie et de mort. Enfin Jésus s'est vraiment manifesté vivant, après sa mort, à des témoins.

C'est la manifestation de la Résurrrection de Jésus, invraisemblable, que les témoins vont porter loin de leurs bases.

 

 

Gérard LEROY, le 9 mai 2011

  1. au Concile de Nicée (325), réuni par Constantin, l'arianisme, qui ne souscrit pas à la nature divine de Jésus-Christ, est condamné. Le Concile de Constantinople (380), ajoute l'affirmation de la divinité du Saint-Esprit. Enfin le Concile de Chalcédoine (oct-nov 451) clarifie les deux précédents conciles, condamne le monophysisme qui n'accorde à Jésus-Christ qu'une seule nature, la nature divine ayant absorbé la nature humaine "comme une goutte de miel se dilue dans la mer".
  2. Ac 2, 14-39
  3. Ac 2, 22
  4. Ac 2, 29
  5. Ac 2, 37
  6. Ac 3, 12-26
  7. Ac 3, 13
  8. Ac 13, 16-41
  9. Ac 13, 27
  10. Ac 13, 28
  11. Ac 13, 30
  12. Ac 14, 15-18
  13. qu'on comparerait aujourd'hui à une place accueillant un comice agricole, où chacun vient apporter ses poulets, ses œufs etc.
  14. Ac 17, 22ss
  15. Ac 17, 29
  16. Ac 17, 30
  17. Sorte de Cour suprême crée par les juifs au retour de l'exil pour juger les affaires religieuses
  18. Définition extraite d'une conférence donnée en 1927 aux protestants de Tübingen qui avaient demandé à M. Heidegger de répondre à la question : "Qu'est-ce que théologiser ?" Le mot "étant", qui appartient au vocabulaire existentialiste, renvoie à l'existant authentique, qui implique l'enracinement, la liberté, la réalisation de soi, la signification de tout cela étant opposée à l'être commun, l'être en hénéral. Là est la différence entre ontologie et existentialisme. L'expression "étant donné", locution prépositive, conjonctive ("puisque", vu que"), esquisse un jeu de mot
  19. Gouverneur (procurateur) des provinces d'Idumée, de Judée, de Samarie, de Galilée, supervisé par un légat de Syrie de 26 à 36. Pilate finit ses jours à Césarée, au bord de la Méditerranée.