Pour Bruno

Je suggère sur ce sujet une réflexion en trois points. Le premier tente de dégager l’argument en faveur de la mémoire, le second s’attache à montrer les abus de la mémoire, et le troisième retient deux conséquences qu’un devoir de mémoire de la Shoah tel qu’il est préconisé peut produire sur un enfant de dix ans.

I) Certains milieux intellectuels s’exaspèrent face aux "excès" de la mémoire surtout quand ils concernent la Shoah. Voudrait-on en finir avec les spectres d'un siècle tragique ? C'est comme si on voulait le remettre à une distance moins encombrante. Le souci de réhabilitation d'une "bonne mémoire", manifesté jadis par Paul Ricœur, refuse de ravaler au rang de simple "province" de l'histoire certains de ses aspects non seulement douloureux mais propices aux exploitations que traduisent les abus.
Le devoir de mémoire est pour nous un impératif. Parce qu'il renvoie au "devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi". C'est cet autre qui nous a précédés, auquel nous sommes redevables, pour une part de ce que nous sommes. Parmi eux, priorité aux victimes.

II) Il y a le problème de la capacité de la représentation historienne à prendre en compte la dimension de l'inacceptable à l'épreuve d'un événement comme la Shoah, qui gomme, efface, détruit l'essence même de l'homme, ce qui lui donne d’être ce qu'il est : homme. Or, la Shoah révèle l’inhumanité dont l’homme est capable en se rendant indigne vis à vis de l’autre lui-même.
Auschwitz est un événement "aux limites", inscrit dans la mémoire collective avant de l'être dans la mémoire d’un enfant qui n’était pas né lors de l’événement. Comment placer cet enfant "en situation de responsabilité", tant à l'égard du passé que de ses contemporains ? Comment, assigné au devoir de mémoire d’un gosse de son âge, ne se sentira-t-il pas isolé face à son objet monstrueux ?
Si un esprit a-religieux éprouvera quelque résistance face à la perspective du pardon, une autre piste mériterait peut-être d'être avancée. C'est l'attitude qui consisterait à convertir le jugement porté sur le crime passé en serment d'en empêcher la réédition. Une voie qui permettrait, sans céder sur la singularité du génocide hitlérien, d'en tirer une leçon éclairante sur les cruautés présentes.
Le devoir de mémoire est extirpé des leçons d’histoire par l’élève qui les reçoit dans son rapport au monde qui lui est propre. Le déclenchement de l’émotion ou de la compassion sont moins du ressort de l’école que l’instruction indispensable à l’intelligence qui analyse les faits. La compréhension de la Shoah exige l’étiologie du phénomène —quelles en sont les causes—, quelles sont ses conséquences, quels moyens avons-nous, attendu que nous déplorons ce massacre, pour ne plus le reproduire ? Cet exercice est rationnel. Totalement différent d’une convocation à porter l’histoire dramatique d’un enfant du même âge perçu comme spectre de mort.

III) Une fusion-identification peut produire deux effets contre-productifs dans cette louable intention. L’enfant qui devra faire mémoire de son double meurtri, nourrit sa conscience d’images subjectives qui s’y fixent à la manière des souvenirs inconscients. Au-delà du souvenir conscient, l'événement prend alors une place qu'il occupe en permanence.

Le fossé se creuse entre l’enfant évoluant dans le cotonneux cocon familial et l’image qu’il porte de son double martyrisé. Cette image, immanquablement, s'apprête à le culpabiliser de façon dramatique. Son sur-moi, nourri de la responsabilité de n’être pas à la hauteur de l’enfant dont il fait mémoire, tend alors à imposer au moi l’idéal du moi que le moi n’atteint pas. La malaise de la culpabilité naît là (si j’ai bien lu Freud). Il est déclenché par le retournement partiel de l’agressivité qui s'exerce contre soi-même, comme une morsure que le sur-moi impose au moi qui ne correspond pas à l’idéal du moi façonné sur d’autres modèles.

Les conséquences pour l’enfant sont alors loin de la conscience de responsabilité dans l’histoire que vise le Président pour ces jeunes gens. On peut attendre deux conséquences du malaise éprouvé tôt ou tard par l’individu encore chrysalide auquel on aura imposé ce devoir de mémoire.

Entre le moi et le sur-moi il y a la souffrance, écrivait Freud. Se révoltant alors contre la cause de l'insupportable nausée il en viendra à pointer sa vengeance contre le vertueux principe qui combat le totalitarisme et lutte contre l'antisémitisme. Et c'est dans le camp que l'on combat que nous risquons de le retrouver.

Ou bien il s’abandonnera à la résignation fataliste devant l’histoire, un peu comme le fétu de bois sur l’onde qui l’emporte.

Conclusion
Pour l'heure attendons-nous à ce que les Arméniens, puis plus tard les Turcs, les Tutsis, puis plus tard les Hutus, les Kosovars, et pourquoi pas les Serbes, toutes les victimes de la barbarie —qui n'est le monopole de personne—, en appelleront à la mémoire de l’imbécile sacrifice qui emporta leurs aînés. L’accélération est impulsée, je le crains, d’un clivage communautaire alors qu’on aspire au vivre-ensemble dans la diversité dépourvue de l’esprit de vengeance.

Enfin, comme y invitait Régis Debray dans La Croix, prenons garde à cette focalisation sur la Shoah au point que la spiritualité juive, son identité même, s’y réduirait. Trois mille deux cents ans d’histoire, si l’on veut bien admettre de la faire partir de l’Exode, ne peuvent, d’un revers de main, passer à la trappe. Ce petit peuple porte l’incommensurable mission d’être témoin de Dieu au nom même de l’élection, de témoigner de l’unicité de Dieu et de son action dans l’histoire. De ce petit peuple est né le christianisme, indéfectible rejeton d’Israël, avec lequel il va former l’une des principales racines civilisationnelles de l’Europe.

N'oublions jamais la Shoah. Ne nous y fixons pas. Élargissons notre champ d'observation. Surtout quand il s'agit d'Israël.

 

 

Gérard LEROY,  le 1er mars 2008