Autour de 1737, le mot "personnalisme"  était synonyme d’égoïsme. Ce vieil usage n’est plus de mise, même s’il figure toujours dans les dictionnaires. Deux dates marquent son entrée en philosophie.  Renouvier l’adopte en 1903, faisant de la personnalité la catégorie suprême, et le centre de la conception du monde. Mais c’est le philosophe français Emmanuel Mounier qui va lui conférer son droit de cité, avec la publication, en 1936, du Manifeste au service du personnalisme. Le terme est indissociable de son nom, et reste lié à la revue Esprit que Mounier fonde en 1932.

Emmanuel Mounier définit le personnalisme comme “toute doctrine, toute civilisation affirmant le primat de la personne humaine sur les nécessités matérielles et sur les appareils collectifs qui soutiennent son développement”. Cela signifie, en négatif, que la personne n’est pas un objet. “Elle est même ce qui dans chaque homme ne peut être traité comme un objet”. En positif, la personne est une fin en soi, qui a priorité sur tout autre intérêt: économique, politique, etc.

Conscient  qu’il n’est pas le seul à livrer ce combat, Mounier se considère comme l’héritier d’une tradition qui remonte aux Grecs et qui fut enrichie, d’une manière décisive, avec le christianisme, dans la mesure où celui-ci assignait à chaque personne un destin éternel. Il aime à citer Pascal, Maurice Blondel, Max Scheler, Martin Buber, Gabriel Marcel, Karl Jaspers, etc. Il se sent en affinité avec la “tangente existentialiste”, en particulier avec Paul-Louis Landsberg qui le rejoint à la revue, avec Paul Ricœur, le P. Maurice Nédoncelle, ainsi qu’avec la tendance plus réflexive de Jean Nabert, celle plus spirituliste de René Le Senne, ou encore avec Gabriel Madinier, sans oublier le cofondateur de la revue Esprit Jean Lacroix.

Plutôt qu’une philosophie Jean Lacroix voit dans le personnalisme une anti-idéologie (1972), en réaction contre le monde bourgeois, le fascisme ou le marxisme, pour autant que ces idéologies méprisent la personne. Mounier se veut le champion d’une “civilisation personnaliste”, affirmant, au plan économique le primat du travail sur le capital, de la responsabilité sur l’appareil anonyme, du service social sur le profit, des organismes sur les mécanismes, etc. Un combat que Mounier a toujours été prêt à partager avec d’autres, y compris les marxistes.

Le personnalisme est fait de convictions et d’engagements. Il se reconnaît en bien des systèmes de pensée, dans la mesure où ils ont fait le choix de la personne, face à l’intolérable. Il compte sur le rôle de l’éducation et la puissance de l’appel. Mounier veut “séduire un grand nombre qui vivent comme des arbres, comme des animaux, ou comme des mécaniques". Bergson a bien évoqué l’appel du héros et du saint. "Mais ces mots ne doivent pas tromper : l’appel personnel naît de la vie la plus humble”.

Les jeunes générations répugnent à user du terme “personnalisme”, constatait Ricœur, qui regrettait ce choix par le fondateur d’Esprit. Un article de 1983 s’intitule: “Meurt le personnalisme, revient la personne”. Qu’il meure, pourvu que survive la cause qui fut la sienne, et qui se décline aujourd’hui dans le registre des droits de l’homme, des droits de l’étranger, etc., droits toujours menacés et qui requièrent une vigilance permanente. Le terme fut peut-être malheureux, mais le combat que Mounier menait sous sa bannière reste d’actualité.

Si la personne revient, écrit Paul Ricœur, c’est qu’elle est le meilleur candidat pour soutenir les combats juridiques, politiques et sociaux”, aujourd’hui comme hier. Mounier ne pensait pas autrement lorsqu’il plaidait pour que la personne soit le “centre de réorientation de l’univers objectif”. Là est l’essentiel de son héritage.

 

Gérard LEROY, le 4 juin 2009