A cause de la sacralisation quelque peu abusive de l’institution qu’elle s’est donnée, l’évolution des structures de l’Église ne suit qu’avec retard celle de la société. Si l’essentiel du message chrétien est resté disponible, on le doit moins à la stabilité de ces structures et à la sagesse politique de l’autorité, qu’à la foi et à la fidélité de croyants qui, au fil des générations, l’ont redécouvert en le vivant de façon personnelle. 

L’existence de Jésus paraîtra d’autant plus unique et indispensable qu’on se sera attaché à mieux mesurer la nature et les dimensions du conflit que Jésus a affronté pour en arriver à de telles conclusions dans son enseignement et à de telles conséquences dans ses comportements qu’il en fut maudit par les autorités religieuses de l’époque. Cette approche de l’existence de Jésus implique une critique serrée de la religion en tant qu’elle ne pousse pas ses membres à se poser les questions  soulevées par une vie aussi extraordinaire. On peut se demander si nos Églises n’ont pas fondé leur doctrine et leur culte en adoptant l’idée d’un Dieu se suffisant à lui-même,  d’une essence extrinsèque, tout en étant conçu dans ses relations avec les hommes de façon anthropomorphique ?

Au lieu de penser la divinité de Jésus à partir de la conception de Dieu qu’on avait en Israël, n’aurait-on pas dû procéder en sens inverse et faire l’approche du mystère de Dieu à partir du mystère de Jésus entrevu grâce à l’intelligence de ses comportements, et sous l’influence de sa présence actualisée par un souvenir vivant et créateur ?

Les Évangiles ne sont guère l’écho des témoignages intimes sur ce que les disciples ont vécu personnellement avec Jésus. A mesure que ces écrits prenaient forme, il semble que les aspects psychologiques aient été progressivement gommés, comme s’ils ne convenaient plus à l’idée que l’on se faisait du Christ. Il paraissait plus important de centrer le message sur le plan de Dieu pour le salut des hommes.

L’Église est née dans un climat d’exaltation : l’enthousiasme d’être sauvé, la découverte de la liberté personnelle, l’attente de la Terre nouvelle. Les exigences rapportées par ces Écritures, dans les conditions où elles ont été émises, n’autorisent pas à leur donner sans discernement un caractère général pour toutes les époques, tous les lieux, tous les êtres. Il faut les considérer comme un appel proportionné à ce qui peut être réalisé par l’homme libre qu’elles interpellent et qui les accueille dans les conditions personnelles où il se trouve.

Nos Églises doivent reconnaître que d’avoir, dès le début, fait de la doctrine leur raison d’être et l’agent de leur croissance, a réduit la vie humaine de Jésus à n’être que la “préhistoire” du christianisme. Pour elles, il semble que leur Institution a plus d’importance que ce que Jésus a eu à vivre il y a vingt siècles et où tout a son origine. Cette manière d’absolutiser l’Église, sa doctrine et sa discipline aux dépens de la vie humaine de Jésus, pèse gravement sur la possibilité du christianisme d’être universel dans l’avenir.  

Trois niveaux de lecture des Écritures nous livrent ce que, secrètement, nous cherchons de par ce que nous sommes.

I – Fondamentaliste, qui relève de l’idolâtrie

2 – Chrétienne  qui n’est pas sans risque : de doctrinale, devenir doctrinaire et s’enfermer dans un monde étranger à l’histoire. Le “plan de Dieu” qui l’inspire lui fait dominer de si haut les événements et les situations qu’elle leur enlève tout poids réel dans leurs enchaînements, ne leur laissant que le devoir de correspondre à ce qui a été écrit. 

3 – Spirituelle : en se demandant sans cesse comment, en partant des traditions politico-religieuses de son peuple, Jésus a été amené à dépasser le légalisme et le racisme qui limitaient l’horizon spirituel d’Israël, pour s’ouvrir, à l’heure de sa fin, sur un universalisme qui puisse interpeller tout homme s’affirmant au-delà de ce que la société lui infuse ?

A l’opposé d’une “prédestination” sous-jacente chez Paul, Jean, Luther, Barth, Jésus proclame l’éminente dignité de celui qui aura accès au Royaume parce qu’il aura mis en valeur de sa propre initiative les talents qui lui avaient été confiés, alors même que ne lui avaient été notifiés ni l’ordre ni la manière de se comporter à leur égard. C’est dire les ambiguïtés que l’homme affronte pour trouver sa juste voie. L’homme de nos jours croit-il  encore assez en Dieu pour se révolter contre lui ?  

Les outrances du moralisme, la culture de la culpabilité et ses raffinements ont servi à développer chez les fidèles une affectivité qui tend à s’identifier à la vie religieuse. La “mort à soi” dont on parle dans l’ascétisme, porte plus à la destruction de la personnalité qu’à une véritable intégrité de la personne. La mission de l’Église est de créer des communautés où chacun, aidé par les autres et les aidant aussi,  pourra prendre sa vie en main quelle que soit la situation où l’accule l’événement et répondre à l’appel singulier qui le fera devenir lui-même.

Commentaire

Pour s’en tenir à l’époque moderne, tout ne s’est-il pas bloqué avec la grave erreur de Pie IX déclarant “mon royaume est de ce monde et puisqu’on me l’arrache, je m’enferme dans mon palais jusqu’à ce qu’il me soit rendu”. Le fait que ce royaume soit doublement illégitime (un faux au départ, puis l’usage de l’épée pour le défendre) aurait dû lui faire comprendre que cette dépossession était providentielle, un cadeau de l’Esprit pour lui permettre de sortir de sa petite cour et de parcourir le monde, voire de mourir en martyr dans quelque lointaine contrée. Ajoutons que cette erreur venait aggraver celle qu’avait  constituée la création d’un État temporel car il semble bien que c’est à partir de cette obsession que l’Église en est venue à justifier l’usage de la violence à des fins spirituelles, avec toutes les dérives que l’on sait et où elle a perdu beaucoup de son âme. 

Je crois qu’on ne dénoncera jamais assez le mal, aussi insidieux que profond, qui gangrène l’Église du fait de son goût pour la puissance temporelle, en contradiction absolue avec l’Évangile. Ce goût qui l’a conduit aux croisades, lancées autant pour reprendre le contrôle de Constantinople que pour délivrer le tombeau du Christ, à l’inquisition, au soutien presque sans faille aux monarchies absolues, puis à toutes les dictatures jugées rempart contre le communisme, et, sous influence américaine, à l’assimilation de  tout mouvement en faveur des pauvres écornant un peu le droit de propriété, à de graves menaces communistes. N’a-t-on pas vu le pape Jean-Paul II donner publiquement la communion à un Pinochet qui avait au moins 3000 morts sur la conscience. Et le caractère  sacré de la vie humaine, Saint-Père, qu’en faites-vous ?

Cette peur du communisme, qui a obsédé Rome pendant des décennies, n’est-elle pas en contradiction avec ce que nous enseigne St Paul (2 Tim. 1,7 et Rom.8, 15) : Ce n’est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné. Et maintenant que le communisme soviétique n’est plus guère menaçant en Afrique et en Asie, le Vatican ne pourrait-il pas s’inspirer des Églises de ces continents, qui se développent sans trop de compromissions avec les pouvoirs temporels locaux ? N’est-ce pas le moment d’abandonner les derniers rêves d’un Saint Empire romain,

C’est vrai qu’une existence aussi extraordinaire que celle de Jésus doit nous inciter, à défaut de l’Église, à nous poser de nombreuses questions, que 2000 ans d’exégèse n’ont pas épuisées. Dans sa progression personnelle, Il a tâtonné, énoncé des choses contradictoires, il a heurté ses disciples. Parfois un évangéliste nous rapporte que l’un d’entre eux réagit en constatant : “Ces paroles sont dures…”. D’autres fois, aucune réaction n’est mentionnée, ce qui ne laisse pas de nous étonner, par exemple dans la parabole des débiteurs. Jésus commence en affirmant : “Le Royaume des cieux est comparable à un roi qui…(c’est donc de Dieu qu’il s’agit)…comme cet homme n’avait pas de quoi rembourser, le maître (le roi, donc Dieu) ordonna de le vendre avec sa femme et ses enfants (la femme, peut-être était-elle cause des dettes, mais les enfants ? des innocents !)…dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux (donc recours à la torture)…C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera…”. Bilan : deux jugements très durs et une seule décision de pitié, d’ailleurs assez moyenne car accorder des délais à un débiteur, ce n’est souvent qu’un acte de gestion intelligente.

L’idée d’un plan de Dieu pour le monde, avec son succédané de la prédestination, me paraît dangereuse si ce plan dépasse le désir d’amener tous les hommes au salut.

D’abord parce que du plan, on passe facilement à un ordre du monde voulu par Dieu. J’aurais la cruauté de rappeler cette encyclique du 19ème siècle qui condamne l’action syndicale pour améliorer la condition ouvrière car elle pourrait porter atteinte à l’ordre voulu par Dieu. Plus récemment, dans une retraite prêchée par un jésuite, des handicapés ont été surpris et blessés en entendant “Seigneur apprends-moi à me souvenir que si je suis venu à l’existence c’est parce que j’ai été désiré par toi”. No comment ! Il est vrai qu’on trouve sous la plume de Madeleine Delbrel, dont la vie engagée au cœur d’une banlieue rouge a été remarquable : “Notre corps n’est pas un hasard. Dieu l’a voulu, Dieu l’a dosé, nous avons nos nerfs, le sang et le tempérament profond qu’il a voulus”.

Ensuite et surtout, ce sont les développements incroyables fondés sur une phrase des Actes des Apôtres. ) : “Cet homme, livré selon le plan et la volonté de Dieu, vous l’avez fait mourir… “. Pour une fois ce n’est pas Paul, c’est Pierre, mais Paul embraye vite : “Dieu n’a pas épargné son propre fils, il l’a livré pour nous” (Rm 8,32). L’idée d’un plan de Dieu, donc de toute éternité, comportant, dument planifiée avec le lieu, le jour et l’heure, la mort atroce de son fils est pour moi impossible à accepter. Et dans la même lettre, Paul récidive en affirmant : ”Dieu a tout enfermé dans l’incrédulité, pour accorder à tous sa miséricorde”.

Si Dieu a quand même un tout petit peu d’humanité, il a dû mal dormir pendant des siècles, et on arrive à des aberrations comme cet hymne proposé par le Magnificat le vendredi 2 mars : “...le Fils que Dieu, plein de tendresse, nous a livré.” Heureusement que c’est un Dieu  “plein de tendresse”, sinon…qu’aurait-il subi le .pauvre Jésus ! Mais Dieu, dans la perception de la révélation qu’avaient alors les hommes, n’était peut-être pas sorti de la période où il livrait les hommes par villes entières   passées au fil de l’épée par son peuple élu (cf. le livre des Juges). Mais pourquoi l’enseignement de l’Église ne s’est-il pas plutôt centré sur l’Evangile de Jean qui affirme, à huit reprises, que Dieu a “envoyé” son Fils ? “Livrer” et “envoyer”, ce n’est pas tout à fait la même chose.

Il est possible que les Hébreux aient connu les légendes grecques de sacrifices humains exigés par les dieux pour qu’un peuple ou une communauté soient sauvés (Idamante, fils d’Idoménée, Iphigénie —la bien née….—, fille d’Agamemnon, entre autres). Mais les Grecs avaient déjà renoncé aux sacrifices humains, remplacés par des animaux. Il est donc important de monter que la mort atroce de Jésus n’était pas un sacrifice exigé par Dieu son Père, mais la terrible conclusion d’une destinée où tous les risques avaient été acceptés.  

Enfin, un plan de Dieu, un ordre du monde voulu par Dieu, n’est-ce pas incompatible avec le respect de la liberté de l’homme et celle de sa conscience ? Dans la lettre précitée, Paul ne récidive-t-il pas en affirmant : “Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance, pour accorder à tous sa miséricorde”.Mais n’y a-t-il pas une longue tradition, une pratique du viol des consciences par l’Institution ?

Ce qui était toléré avant l’époque moderne ne l’est plus maintenant que les aspirations légitimes de la conscience humaine ont été consacrées en droits universels  et que, comme le constate Claude Geffré, l’homme d’aujourd’hui n’a pas besoin de Dieu pour exister dans la conscience de soi et pour fonder ses propres certitudes. Parmi tous ces acquis de la modernité, laissons de côté l’inépuisable égalité de l’homme et de la femme et évoquons brièvement la conquête que représente la dissociation de la sexualité et de la procréation où nous sommes en plein paradoxe.

D’un côté, l’Église n’apporte aucune réponse convaincante à des questions qu’elle n’ose pas formuler, par exemple :

- pourquoi les mâles de l’espèce humaine sont-ils dotés d’une puissance sexuelle qui leur permet, pendant 50 ans, d’être père 50 fois dans l’année, voire plus, puissance dont l’Église a trop longtemps affirmé qu’elle ne devait être exercée que pour la reproduction ? Et si tel était le “plan” de Dieu, pourquoi n’a-t-il pas laissé à l’homme la sexualité des mammifères où la pulsion du mâle ne se déclenche que pendant la période de fécondité de la femelle ?

- pourquoi la délinquance sexuelle est-elle masculine à 98 %  ?

- possibilité d’un lien entre l’obligation de célibat et la pédophilie ecclésiastique. D’un autre côté, un encadrement minutieux de l’Église, culpabilisant, de la liberté des personnes dans ce qu’elles ont de plus intime, alors qu’elle n’est pas capable de faire cesser en son sein l’usage scandaleux que font de leur liberté de trop nombreux clercs, qui aggravent le viol des corps par celui des âmes.
 

 

Xavier LARÈRE, 3 mars 2013