Pour Gérard et Jacquette Lavielle, en hommage amical

   Vers un monde nouveau

La fin du IVe siècle a été marquée par une belle mutation culturelle et politique. Jusque-là le philosophe envisageait le monde à partir de l’expérience qu’il avait de sa cité. La cité est une petite république qu’un regard peut embrasser. Le petit apparaît donc comme le paradigme du grand. “La cité est champ social en même temps qu’espace individuel, et il n’y a pas d’autre temps que son temps” (1). Qu’on se nomme Socrate, Platon ou Aristote, “on est concrètement d’ici”, d’Athènes ou de Sparte, de Corinthe ou de Milet, et “on pense cité”. Soudain tout change.

Alexandre est mort. Les cités grecques perdent leur indépendance. Recalée la philosophie ordonnée à la cité. La philosophie prend néanmoins de plus en plus d’importance. On la vit dorénavant comme une thérapeutique, au service de la guérison des maladies de l’âme (2). C’est un art de vivre et de mourir, au détriment de la cohérence et de la rigueur. Le philosophe s’avère à la fois prophète et psychanalyste.

Deux écoles apparaissent, l’épicurisme et le stoïcisme, qui vont façonner la culture à laquelle sera confronté le christianisme naissant, s’en nourrissant autant qu’il lui sera opposé.

L’épicurisme

Que trouve-t-on au principe de l’épicurisme? D’abord un homme : Épicure (341-270), originaire de l’Île de Samos. À Athènes il fréquente l’Académie, puis le Lycée, puis claque la porte aux maîtres et à leurs solutions, et quitte Athènes.

Épicure est en quête d’un bonheur que ni l’éducation, ni les lois, ni la religion de Platon ne peuvent atteindre. Épicure invite ses disciples à partager une vie loin de la politique et de ses tracas, et remplie d’amitié. Pour ce philosophe autrui est une subjectivité à réjouir, par la douceur, la jubilation, l'amitié, à l’opposé d’un Platon pour qui autrui est une subjectivité à réduire, même par la force s’il le faut. Avec sa bande de disciples ce beatnick s’en va faire un séjour en Asie Mineure, puis revient à Athènes fonder une école, dans un parc sans doute assez spacieux puisqu’il la nomme le “Jardin”. On y vit en autarcie, sous l’autorité quasi abbatiale du bon Père abbé Épicure.

Ce type est éclectique. Ses lettres traitent de la physique, de la météorologie, et celle qu’il adresse À Ménécée est un traité de morale tandis que ses quarante Maximes maîtresses traitent de politique. En 1927 en fouillant une villa d’Herculanum engloutie lors de l’éruption du Vésuve de 79, on a découvert un traité d’Épicure Sur la nature, auquel s’ajoute un recueil découvert au Vatican (3). Son message diffuse sur tout le pourtour méditerranéen.

Quelles questions abordées à l’époque, sur lesquelles ce qu’on appelle déjà l’ “épicurisme”, prend position.

Du problème de l’âme

Deux courants philosophiques se partagent, jusqu’au IIIe siècle ap. J.C., la pensée grecque à propos de l’âme (4). À ce propos on peut penser qu’en s’interrogeant les uns les autres sur le concept que nous nourrissons sur ce sujet on retrouverait une part d’héritage de la pensée grecque.

La première tendance est dite spiritualiste, avec Empédocle, Platon, et plus tard Plotin et Pythagore, pour qui l’air serait plein d’âmes, lesquelles se seraient rendues coupables d’actes immoraux, et seraient pour cela condamnées par le jugement d’un principe divin à un exil momentané du ciel... pour trente mille ans. Patience ! 

Peu à peu on en est arrivé à attribuer l’immortalité à l’âme humaine. Platon déjà la destinait à rejoindre la compagnie des dieux, après le jugement du principe divin qui régit l’univers (5). Tout n’est donc pas gagné. La conduite morale détermine alors les réincarnations suivantes. On ne peut s’empêcher de penser ici à l’hindouisme qui sanctionne toute vie d’une réincarnation après la mort tant que le karma n’est pas totalement iréprochable. Aux âmes en quelque sorte de choisir leur destin (6).

La seconde tendance est dite matérialiste. C’est à celle-ci que se rattachent les épicuriens. Elle réduit l’âme à un principe de vie matériel et mortel, qui n’existe que tant qu’existe le corps. L’âme se disperse à la mort du corps et s’évanouit avec le reste en une fumée d’atomes. L’âme, pour le dire simplement, est corporelle et mortelle.

Mortelle ? Qu’advient-il donc de l’âme après la mort ? Car, n’empêche, la mort angoisse !.. Épicure élabore une cosmologie qui soulage les angoissés. Le cosmos serait composé de particules indivisibles —les atomes—, qui chutent dans le vide et s’agrègent au hasard des rencontres avec d’autres particules, pour former des combinaisons éphémères. Ainsi des particules de corps, âmes, de sons, d’odeurs, de lumières, sont des atomes qui dégringolent, s’agrègent, se font et se défont comme des nuages.

Alors, qu’en est-il des Zeus, Poséidon et du reste ? Exit la mythologie ? On peut le dire, car il n’y a plus rien à croire de toutes ces histoires où les dieux s’affrontent en des combats épiques. Si Épicure n’est pas athée, il assigne toutefois aux dieux une résidence hors du monde.

De la mort

Pour Épicure, le passage par la mort n’est  pas à craindre car la mort est rien et que rien ne peut être sujet de crainte. “La mort n’est rien pour nous, [car] aussi longtemps que je suis là, elle n’y est pas; et quand elle est là, je n’y suis plus” (7), écrit Épicure. Quand arrive sa dernière heure, Épicure est pris de douleurs violentes aux entrailles. N’allons pas aussitôt déduire que le philosophe du “plaisir du ventre” (8) se voit sanctionné à l’endroit même où il aurait péché toute sa vie. Rectifions les idées fausses.

Il est vrai que lorsqu’on évoque Épicure aujourd’hui, c’est un peu comme un recours pour excuser ses péchés mignons. Épicure aurait-il affiché le plaisir en promotion ? Un brin de préciosité nous fait dire parfois, comme pour s’excuser, le petit doigt levé :  “Cher ami, je suis un épicurien !” Entendez noceur, mais délicat; libidineux, mais raffiné. C’est une erreur ! Car Épicure n’a jamais prôné la débauche. Il distingue les plaisirs naturels et nécessaires des plaisirs non nécessaires. Autrement dit la nature ne nous oblige pas, si l’on a soif, à se désaltérer au Pommard ou au Gevrey-Chambertin ! Épicure est un réaliste et un matérialiste. Le réel, pour Épicure, recèle assez de biens pour qu’on y trouve son plaisir. Il s’agit de manger à sa faim, boire à sa soif, dormir à sa fatigue “Le pain d’orge et l’eau, dit Épicure, nous causent un plaisir extrême si le besoin de les prendre se fait vivement sentir”.

Épicure nous met simplement en garde contre les excès si l’on ne veut pas risquer l’addiction. Épicure conseille d’ailleurs de fuir “les beuveries, les orgies, la jouissance des jeunes garçons et des femmes” (9).  Les soi-disant épicuriens des soirées prisées de la jet-set n’y croiseraient certainement pas Épicure.

Les douleurs qu’il ressent avant de mourir ne l’inquiètent pas (10). Il les endure seulement. Le reste n’est rien. Sur sa tombe il fait écrire cette épitaphe :

          Je n’étais pas

          J’ai été

          Je ne suis plus

          Ça m’est égal 

 

La formule fait recette. Tout le monde la veut sur sa pierre. Le marbrier ne peut suivre. Alors il se contente de graver les initiales !

 

Gérard LEROY

  • (1) cf. L. Jerphagnon, Histoire de la pensée, T. I, Éditions Taillandier, Poche, 1989 , p. 179
  • (2) Derrida disait lui-même que “philosopher, c’est apprendre à mourir”
  • (3) auxquelles on a donc donné le titre de Sentences Vaticanes.
  • (4) Pour plus de détails sur  ce sujet cf. Cécile Blanc, Introduction à Origène, Commentaires sur saint Jean, Éditions du Cerf, coll. Sources chrétiennes, Paris 1966, pp. 20 à 30.
  • (5) Timée, 41-42; Phèdre, 248 c.
  • (6) République, X 617 d e.
  • (7) À Ménécée.
  • (8) Maximes maîtresses, LIX.
  • (9) id.
  • (10) voir lettre À  Idoménée qu’Épicure dicte dans ses derniers instants.