Extrait de la conférence publique prononcée le 19 mai dernier à l'École des Psychologues praticiens de Lyon, par Gérard LEROY

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 Il est impossible de promouvoir une âme commune à l’Europe sans intégrer les héritages religieux. Parce qu’ils ont façonné l’Europe. Il reste aux trois monothéismes, en dépit de la sécularisation et d’un laïcisme parfois virulent, à insuffler l’histoire présente de l’humanisme dont l’Europe se réclame.

L’une des caractéristiques de l’Europe c’est sa diversité confessionnelle. Même si parfois ce phénomène a engendré des tensions, c’est une de ses richesses, comparée à d’autres régions du monde, que cette capacité à faire vivre en bonne intelligence des croyants de confessions différentes. Grâce à cette notion même de laïcité et à son application à la société civile et politique.

Les trois monothéismes ont cependant à affronter les réticences. Ils sont parfois pris dans un étau : “on balance toujours entre deux bandes de curés : les cléricaux et les anticléricaux”. Il est vrai que lorsque le projet de constitution a été soumis au vote des Français, on a craint, la droite comme la gauche, au retour d’une Europe chrétienne, une internationale cléricale. La tradition laïque redoutait de voir l’Église catholique reconquérir au plan européen le pouvoir qu’elle avait perdu au plan national.
Or, il n’y a jamais eu dans l’esprit des chrétiens l’idée de restaurer une chrétienté. À part les néocléricaux ! Mais combien sont-ils ?...

Les partisans farouches d’une interprétation laïciste craignent que l’intégration dans l’Europe ait pour effet de revenir sur les acquis à cause des articles 51 & 52 du projet qui iraient trop loin dans la reconnaissance du fait religieux et les concessions faites aux Églises. Critique idéologique bien naturellement.

Au cours de la rédaction du projet on a un moment envisagé de faire référence à la philosophie grecque, au droit romain, au mouvement des Lumières, sans mentionner les religions. C’eût été pécher contre la vérité historique. Ce silence relève d’une attitude d’esprit qui confine au négationnisme. En revanche il eut été tout à fait injustifié de vouloir inscrire, comme l’ont voulue les Polonais, la référence à Dieu.

Une constitution n’est pas une profession de foi, c’est un texte juridique qui a pour objet d’instituer des pouvoirs,  de répartir les compétences,  d’organiser des processus de décisions etc. C’est en quelque sorte un règlement de copropriété. Et un règlement de copropriété ne commence pas par un acte de foi. Il ne s’agit pas de créer un club chrétien, d’inscrire la référence chrétienne, a fortiori Dieu, dans la constitution d’une Europe plurielle et sécularisée. Ça n’a pas de sens.

Il n’est donc pas question d’arrimer l’Europe à Dieu ! Attachons-nous d’abord à faire l’Europe! Il y a du pain sur la planche. Cessons d’abuser de Dieu. L’Europe n’est pas la maison de Dieu qui n’en a pas besoin. En revanche, la pâte de l’Europe est, entre autres, religieuse. À Dieu ne plaise !

Le préambule du projet de Constitution fait mention de l’héritage religieux, spirituel et culturel de l’Europe. C’est un indéniable progrès par rapport à la position initiale du gouvernement français, et à l’ignorance pure et simple du fait religieux.

Ainsi que le faisait remarquer René Rémond, face au religieux, les politiques font preuve de frilosité et ne savent plus établir avec le religieux une relation juste. Il en est encore qui s’étonnent de ce qu’on fasse référence aux religions dans les textes législatifs; d’autres  pensent que le fait d’assister à une cérémonie religieuse, ou d’inviter le curé ou l’évêque à une commémoration publique constituent une infraction à la laïcité : c’est faire subir au religieux une discrimination, alors que la laïcité est clairement définie par la Convention européenne des droits de l’homme qui lui donne un statut juridique garantissant la liberté de penser et de croire, la liberté des consciences de tous les citoyens de façon absolue, face à la contrainte étatique éventuelle. De plus, il existe un accord européen sur la non-discrimination en matière religieuse. La liberté de conscience, la distinction entre la citoyenneté et la confession sont donc bien aujourd’hui des valeurs européennes, et pas seulement françaises. Cessons de nous attribuer toutes les vertus !

L’Europe d’autre part n’est pas seulement un agrégat d’intérêts, ou une alliance stratégique. Elle marque son adhésion aux valeurs universelles de l’humanité. Au prétexte d’une mauvaise conscience de l’Occident il nous arrive de nous tétaniser de culpabilité devant la prétention à l’universalité des valeurs auxquelles nous croyons. Or, en tout temps et en tous lieux la justice libère tandis que l’injustice opprime, blesse, offense; en tout temps et en tous lieux la pluralité se présente comme une richesse à l'opposé du totalitarisme qui reste une contrainte; enfin, de tous temps la liberté de croire (ou de ne pas croire) est tout de même plus respectueuse de la dignité de l’homme que la chase aux âmes exercée par les talibans ou le KGB !

L’Europe cultive les valeurs universelles. Elle n’en est ni la dépositaire ni la détentrice exclusive. Mais l’Europe serait-elle ce qu’elle est aujourd’hui si le christianisme ne l’avait marquée de son empreinte ? Comment nier que les droits de l’homme que définit la Charte empruntent une part de leur inspiration, autant qu’à la philosophie grecque et au droit romain, au judéo-christianisme ?

Tout cela s’est établi progressivement. En France, dès le lendemain de la Révolution française, il n’est plus nécessaire de professer sa religion pour être citoyen français. On s’engage alors progressivement dans un processus de laïcisation discriminatoire sous la troisième République, qui ferme l’accès à la fonction publique aux catholiques monarchistes anti-dreyfusards lesquels s’opposent aux protestants républicains et dreyfusards.  Tout cela débouche sur la séparation de l’Église et de l’État en 1905, moins radicale dans l’énoncé d’Aristide Briand que ne le voulaient ceux qui l’avaient préparée, que relaieront les radicaux socialistes après la première guerre mondiale, sous la houlette d’Édouard Herriot.

Plus tard, Paul Painlevé, qui succède à Herriot à l’Assemblée nationale, abandonne les mesures anticléricales,  et en 1926 s’amorce la réconciliation, à la faveur de la création de syndicats chrétiens, du rétablissement de l’entente Paris-Rome etc, ainsi qu’à la renaissance intellectuelle, avec des gens comme  Jacques Maritain, Maurice Blondel, Étienne Gilson, Emmanuel Mounier, François Mauriac etc.

Aujourd’hui, nous nous souvenons encore de ce temps pas si lointain où le continent européen présentait une variété de régimes dont certains s’opposaient radicalement. Ainsi l’Espagne franquiste ne laissait pas de liberté aux religions autres que celle de l’État. À l’inverse, en Albanie, toutes les religions étaient proscrites. Depuis la chute du système communiste on n’a plus à souffrir de ce genre d’hostilité à la religion. L’évolution a entraîné l’Espagne à rejoindre le modèle français. Les différences entre les régimes sont souvent moins profondes qu’on ne le croit: elles portent sur les modalités. Ainsi l’opposition entre la France, où l’État ne subventionne pas les Églises, et l’Allemagne où existe l’impôt ecclésiastique volontaire. En Allemagne, l’entretien des édifices du culte incombe aux Églises. En France, la charge des églises construites avant 1905 échoit aux pouvoirs publics et l'on sait que les sommes versées aux associations diocésaines peuvent être déduites des déclarations de revenus.

Aujourd’hui, même si les relations entre la société et les Églises ne prennent pas la forme d’un concordat en bonne et due forme, elles existent et elles sont cordiales. En France aujourd’hui, on peut dire que la loi de séparation a profité aux deux parties. Les confessions sont libres dans un État libre. 

La laïcité est une caractéristique de la modernité et des États de l’Union européenne. Elle implique, dans sa définition même, le rejet de tous les sectarismes, le respect des croyances, la reconnaissance d’une société pluriculturelle, pluriconfessionnelle.

Dans un État démocratique il faut, inséparablement :
- que les lois soient respectées par tous;
- que tous soient admis par la loi.

La laïcité est le respect par l'État de la culture de la nation considérée dans toutes ses composantes, et le respect par les traditions religieuses du droit établi par l’État.

Désormais, les religions doivent abandonner la prétention —parfois arrogante— à exercer une sorte de magistère moral sur les sociétés, comme si en dehors d’elles les sociétés civiles étaient dépourvues de tout sens moral. Ceci ne doit pas signifier leur marginalisation. Si elles sont fidèles à leur vocation, les religions doivent pouvoir témoigner de leurs propres ressources, ainsi que de leur vision de l’homme et de la société.
 

Conclusion

Nous sommes entrés, mal préparés, dans l'ère planétaire. L'ignorance des civilisations et des cultures est la cause de l'impréparation à ce phénomène social important.

Nous souffrons d'inculture, certes, et par trop d'inculture religieuse. Rançon de la laïcité à la française qui confond volontiers adhésion et connaissance, les Français ignorent à peu près tout du fait religieux. En fait la religion est l’angle mort du regard occidental, comme l'a montré R. Debray dans son rapport sur l'enseignement du fait religieux dans l’école laïque. Bien des Français passent indifférents devant la Cène du Tintoret ou les mosaïques de la basilique de Fourvières,  restent sourds au Stabat Mater de Pergolèse, certains même demandent devant la Vierge de Botticelli : "Qui c'est cette meuf ?"

En revanche on s’intéresse au premier plan aux questions économiques et monétaires, au marché unique, à la libre circulation des biens et des personnes. Toute cela sur quoi s’est bâtie l’Europe.

Mais l’Europe est aussi une figure spirituelle, comme l’invoquait Edmond Husserl en 1935 dans sa tentative de contrter la montée de l'hitlérisme, ce que rappelle Jorge Semprun dans son récent ouvrage "Une tombe au creux des nuages". La considération qu’on accorde à l’Europe va en effet bien au-delà des mécanismes économiques.

La source de cette figure spirituelle, nous l’avons vue, n’est pas réduite à la seule philosophie grecque, quelle qu’en soit l’importance, parfois exacerbée, et là je pense à Nietzsche ou à Heidegger. Car on ne rendrait pas compte des racines de l’Europe si l’on oubliait l’apport judéo-chrétien, et le mode de transmission par Rome de ces apports que les Abbassides ont développés.

L’unité de l’Europe présente une figure spirituelle où sont constamment assumées, brassées, intégrées et remises en question les diversités non seulement sociales et politiques mais aussi culturelles. Cette diversité mouvante fonde l’unité de l’Europe.

Il serait illusoire de vouloir étouffer le fait religieux. C’est en Europe que les monothéismes ont été conduits à faire ensemble l’expérience de la pluralité, et à reconnaître la légitimité de la liberté de conscience. Il s’agit bien là du résultat d’un travail théologique et d’un choix spirituel, qui témoignent du lien connaturel de la liberté avec les textes fondateurs qu'il reste nécessaire de fouiller pour déceler ce qui pourrait s’y opposer.

 

Gérard LEROY, le 4 juin 2010