Pour Henri-Luc, en signe d'amitié

Il est coutume de n'entrevoir l'histoire que comme connaissance d'une tranche passée du temps. On perçoit l'importance que pourrait avoir une considération de l'histoire et du travail d'historien écartant le présent qui se fait en vue d'un futur. L'histoire interprète une tranche du passé dont elle oublie précisément qu'il a un futur.

Raymond Aron s'interrogeait sur les limites de l'objectivité du travail d'historien (1). Il proposait alors à l'historien de "défataliser" le passé, ce qui exige de faire œuvre d'empathie et de se mettre dans la situation des protagonistes placés devant un futur incertain. L'interprétation y gagne, en ce qu'elle intègre les aspirations, les espoirs et les craintes de tous les acteurs d'une histoire qui se fait dans l'ignorance de ce qui viendrait après. La mémoire est toujours la mémoire de quelqu'un, ou de quelques uns, qui a, ou qui ont en partage, un projet.

Il nous faut admettre que la mémoire et l'histoire sont en rapport identique à celui qui s'érige entre le monde de l'expérience et l'horizon d'attente.

Bien des projets ont été contrariés, avortés. Bien des espérances ont été déçues. C'est le propre de nos utopies — en tant que l'utopie s'appuie sur la stimulation de l'imagination prospective pour déceler, dans le présent, tous les possibles ignorés, et orienter vers un avenir neuf—, c'est le propre de nos utopies que d'être animées de l'espérance qu'advienne une chose future dont l'issue dépendra à la fois de la volonté qu'on met à la faire advenir mais aussi d'autres facteurs incontrôlables qui appartiennent à des éléments qu'on ne maîtrise pas.

Somme toute, chaque histoire s'échaffaude sur une aura d'espérances qui ne seront pas réalisées, qui pourront être reprises dans le futur, mais qui, en tout état de cause, ne s'éroderont jamais. L'homme reste "projet-au-devant-de-soi".

Quand l'histoire est terminée, que les faits qui la nourrissent sont accomplis, la mémoire collective les refonde, mêlant la rationalité et l’affectivité, autrement dit la connaissance objective et la connaissance subjective.  La mémoire prend alors le risque à son tour d'une refondation opérée par le travail critique. Lequel ouvre une longue période de réintégration de l'actualisation de la connaissance de l'histoire à la mémoire collective.

 

 

Gérard LEROY

 

 

 

  • (1) Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire, Gallimard