Pour Annette Jany, en témoignage d'amitié

 

Johannès ECKART, ce maître mystique, naît vers 1260, dans une famille de chevaliers, originaire de Thuringe, et intègre très jeune l’ordre des Frères Prêcheurs. Il fait trois séjours à Paris, au couvent Saint-Jacques, non loin de la montagne Sainte-Geneviève, d’abord pour y étudier. Il y occupera plus tard, à deux reprises, la chaire de théologie.

En 1298, notre dominicain est prieur au couvent d’Erfurt (1). En 1302 il reçoit  du pape Boniface VIII le grade de Maître en théologie. Il est alors nommé vicaire général de Thuringe, en 1303, puis de Strasbourg en 1314. Deux ans plus tard, il est nommé régent du studium des dominicains à Cologne.

En 1326 l’archevêque de Cologne le fait citer devant deux inquisiteurs qui dressent une liste de quarante-neuf erreurs tirées de son œuvre. Maître Eckart fait alors appel au pape, un certain Jean XXII, dont nous avons rapporté dans ces colonnes, la malice qu’il déploya pour se faire élire. Ce Français, originaire de Cahors, avait gravi un à un les échelons d’une belle carrière ecclésiastique et aurait pu se satisfaire de la tiare épiscopale d’Avignon et du cardinalat qui lui échut en 1312, à 67 ans. L’histoire raconte que ce Jacques Duèze avait bien berné ses pairs qui croyaient l’élire pape pour une semaine ou deux, tant il avait adroitement simulé l’agonie devant les membres du conclave qui, pour en finir avec ces luttes pour le pouvoir, ont fini par élire celui dont ils croyaient être prochainement débarrassés. Il fallut attendre dix-huit ans l’élection d’un successeur à Jean XXII en Avignon ! Car c’est à Avignon que siègent à cette époque les pontifes ecclésiaux, depuis que Clément V, en 1309, quitta l’Italie pour disposer d’un peu plus de liberté que ne lui en laissaient les factions romaines.

Maître Eckart déclara, on ne peut plus officiellement, son obéissance absolue au pape, dans l’église des Prêcheurs de Cologne. Il se rendit, croit-on, à Avignon, pour mieux y plaider sa cause devant le pape. C’est là qu’il serait mort la même année. Il n’empêchera donc pas sa condamnation par Jean XXII, qui fut prononcée à titre posthume.

Son œuvre est nourrie de la pensée d’Augustin d’abord, et de ses confrères dominicains Thomas d’Aquin et Albert le Grand. On a de lui des traités de spiritualité en allemand (2), ainsi que des prises de notes de sermons.

La métaphysique de Maître Eckart s’oppose à celle de Duns Scot et évoque spontanément celle de Plotin. Au contraire de Duns Scot, Maître Eckart accorde à la faculté de connaître le primat sur le vouloir. Parce que, selon lui, le désir de connaître Dieu ne vise pas Dieu comme être. Quand nous cherchons à connaître Dieu, déclare Maître Eckart, nous cherchons le pur, non pas l’Être, car l’Être masque Dieu. Dieu est au-delà de l’Être. C’est en effet ce que révèle la réponse même de Dieu, quand Moïse, devant le buisson ardent de l’Horeb, lui demande quel est son nom (3). Dans la tradition biblique le nom révèle le sujet (4), sa naissance (5), sa destinée (6), sa fonction, son rôle social. Moïse attend que Dieu déclare qui il est en se nommant. Dieu répond: “Yahvé”. Dieu répond moins “Je suis celui qui suis”, que “Je suis qui je suis”. Il se désigne lui-même à Moïse comme “Étant”.

L’être dont Dieu se revêt pour être communiqué n’est qu’une approche, “le parvis où il donne audience”, pour reprendre une expression imagée de Lucien Jerphagnon. La déité réside dans l’intellect. Elle se tient “au-dessus de l’être”, échappant à toute catégorie existentielle. Pure transcendance, inatteignable par la pensée, ineffable, la déité échappe aux catégories de l’être. Voilà Plotin exhumé!

Maître Eckart a la subtilité de distinguer la notion que nous avons de l'Étant-Dieu et la déité en soi. Dieu n’est pas, selon Maître Eckart, la déité en soi. Dieu serait en quelque sorte la communication de la déité à la créature qui butte sur la déité. Le premier mouvement de la déité ne s’extériorise pas, au contraire. Il est tout intérieur. Il constitue la Trinité sainte, dont le Fils, qui procède du Père, s’établit au côté de l’Esprit-Saint jailli de toute éternité de l’amour mutuel du Père et du Fils. C’est pour les créatures, extérieurement à elles-mêmes, que la déité se pose et devient Dieu. Sans elles la déité n’avait pas de raison d’être Dieu et n’aurait jamais été Dieu; elle n’est Dieu qu’au regard des créatures qui reçoivent de la déité leur être. À ce niveau de métaphysique où nous entraîne Maître Eckart, on peut imaginer que l’ontologie classique est assignée au grenier !

Comme si la distinction de la déité en soi et de la notion de Dieu ne suffisait pas, Maître Eckart veut aussi voir un double statut ontologique de l’être. Car, si l’on y regarde de plus près, la création de tout être est l’acte de Dieu capable de faire passer les créatures possibles de l’idéal qu’il connaît de toute éternité par et dans son Verbe, à la réalité. L’être créé vient donc, après le passage de l’état virtuel en Dieu, au phénomène réel.

L’archétype de l’être-homme est en Dieu. En Dieu est son âme qui, unie à la déité, participe à la vie trinitaire.

Comment l’âme de l’être concret coïncide t-elle avec son “être-en-Dieu" ? Incorporée à la multiplicité des choses, comment revenir à l’unité originelle en Dieu ? Selon Maître Eckart, ce retour à l’origine, si infiniment distante, exige une renonciation à tout désir —à la manière des bouddhistes—, à toute volonté propre qui se maintiendrait à l’écart de la source divine. Ce retour à Dieu ne peut s’envisager que si l’âme est totalement dépouillée et réduite à la nudité spirituelle. Fusion n’est pas confusion. Aussi ce n’est pas à une identification à Dieu que l’âme est appelée, mais à une sorte d’indistinction.

Dans cette recherche de l’illumination et de l’union, Maître Eckart va bien au-delà de Thomas d’Aquin qui jugeait la vision de Dieu possible dans l’au-delà. Maître Eckart est animé d’un souffle mystique exceptionnel, dépourvu de toute effusion sentimentale, exclusivement intellectuel.

 

 

Gérard LEROY, le 24 novembre 2008

 

  • (1)  tout près du couvent des Augustins où Martin Luther sera novice avant d’être ordonné prêtre en 1507.
  • (2) Du discernement, De la consolation, De la noblesse de l’homme.
  • (3) Ex 3, 13-16.
  • (4) Ainsi Adam, déclinaison de “adamah”, “tiré de la terre”, “tiré de l’humus” et qui signifie sa provenance. Ainsi Abraham, nom substitué à Abram (“maître”, ou “seigneur”) et que Dieu change en “père de la multitude” (cf. Gn 17, 5).
  • (5) L’accouchement de Rachel fut si pénible qu’elle appela son enfant “Ben-Oni”, “fils de ma douleur”, plus tard nommé par Jacob “Benjamin”, “Fils de la droite” (Gn 35, 16-18).
  • (6) Jacob qui a pris le droit d’aînesse d’Esaü en se substituant à lui au moment de la bénédiction donnée par le père est le bien nommé “Celui qui a supplanté” (Gn 27, 36).