Pour Claude Geffré, en hommage amical

   Le trésor archéologique gréco-romain de Palmyre a été en grande partie détruit par la barbarie terroriste. La cité vient d’être reprise, dit-on, et les informations nous laissent espérer qu’elle sera reconstruite à l’identique, avec les matériaux authentiques récupérés.

Le souvenir de cette cité, où nous avons séjourné, le P. Claude Geffré, mon épouse et moi, en 2007, reste assez gravé dans nos mémoires pour que son démantèlement nous émeuve. 

Paul Veyne a consacré un petit ouvrage à Palmyre (1). Il a beau prendre la précaution d’annoncer que ce livre n’est pas d’érudition, il faut cependant en accumuler beaucoup pour informer le lecteur de tant de détails passionnants sur cette cité que le Pr Veyne décrit avec une habileté qui nous la restitue comme par une anamnèse et nous porte vers elle. 

Palmyre avait été, au IIe-IIIe siècle, un joyau de l’Empire romain, alors à son apogée. Au carrefour de pistes multiples, Palmyre offrait un caravansérail pour abriter les chevaux et les marchandises conduites par des négociants grecs italiens, ou égyptiens. Magistrats, soldats, Juifs, publicains amenés à séjourner à Palmyre découvraient un monde à part. On y parlait plusieurs langues. On s’habillait autrement qu’à Rome, les vêtements n’étant pas drapés, comme les chlamydes, mais cousus, comme ceux d’aujourd’hui. Les nobles cavaliers, en dépit de l’interdiction de port d’armes, ceignaient un poignard. Les femmes, à la différence de quelques régions hellénistiques, ne voilaient pas leur visage, et aimaient se parer de bijoux. “On avait beau être en plein désert, tout sentait la richesse” observe Paul Veyne.

Si le plus gros des importations aboutissait à Alexandrie, Palmyre avait sa part, comme l’illustre Petra, la nabatéenne sur la route antique de l’encens, redécouverte en 1812 par l’explorateur suisse Burckhardt après de longs siècles d’oubli. La route vers le nord est empruntée par les chameaux bivouaquant là où se déroulent les grandes foires et où s’offrent des cultes religieux. Les caravanes s’en vont vers l’Asie centrale et la route de la Soie pour déboucher plus tard sur la province romaine de l’Anatolie. C’est en Perse que Palmyre allait chercher les trésors de l’Inde et de l’Arabie, qui étaient acheminés par deux voies : la voie navigable par le golfe Persique, et la route de la Soie.

Le commerce somptuaire était stigmatisé, remarque P. Veyne, par les moralistes et par ceux qui déploraient que Rome ne se bornât pas à exporter sans rien importer. Mais le commerce suffisait pour enrichir une poignée d’importateurs spécialisés qui jouissaient ainsi d’un revenu égal à celui de plusieurs centaines de milliers d’habitants. Leur bénéfice provenait de l’abîme qui séparait le prix d’achat du prix de vente : un naturaliste latin et un informateur chinois parlent du décuple.

Si l’on ne peut déterminer l’équivalent monétaire actuel des prix antiques, on peut cependant esquisser un ordre d’idées des valeurs alors en cours : un lot de 300 grammes de soie grège provenant de Chine équivalait à mille douzaines d’œufs, six mille coupes de cheveux ou encore seize mois de salaire d’un ouvrier agricole palmyrénien, sans compter sa nourriture. Le niveau moyen de vie dans l’Empire était celui du tiers-monde actuel, avec l’écart que l’on devine entre la pauvreté de masse et les énormes fortunes, sources d’autorité et de respect.

Les habitants sont honnêtes en affaires, rapporte un informateur chinois envoyé vers l’Occident. C’est par cet informateur qu’on apprend que la marge commerciale est ”de dix pour un”. 

Palmyre ne ressemblait à aucune cité de l’Empire. Elle était, bien avant notre monde moderne qui s’en vante, un formidable carrefour de cultures, orientale, helléniste, arabe. On y parlait l’araméen, en premier, mais aussi le grec, l’arabe, et de manière élitiste le latin. Tout est venu se mêler à Palmyre. On y croisait des Romains, naturellement, des Grecs, des nomades qu’on appelait alors Arabes, des Perses, des Syriens bien sûr. Palmyre a ouvert les yeux de chacun vers un autre horizon que celui duquel il venait, ce qui conduit Paul Veyne à conclure que “ne vouloir connaître qu’une seule culture, la sienne, c’est se condamner à vivre sous un éteignoir.” Et Palmyre a fait grandir tous ceux qui y ont résidé.

 

Gérard LEROY, le 3 avril 2016

(1) Paul Veyne, Palmyre, l’irremplaçable trésor, Albin Michel, 2015