Pour mes amis des soirées théologiques, et pour Gilles Brault-Scaillet, Parménide du XXIe siècle !

  Revenons à la question des premiers sages de la Grèce. Comment peut-on parler du même dont on a dit : “il est”, redire encore “il est”, alors qu'il n'est plus le même être, qu’il a changé ? Autrement dit : comment peut-on concilier être et changement.

Un certain Héraclite (v. 560-480) s’attaque à la question. Celui-ci, à l’instar des penseurs de son entourage, a choisi la substance primordiale, le principe qui rend compte de la multitude. Il se démarque de ses collègues en ayant choisi le feu pour principe. Mais pour autant, cette substance n'a pas de pouvoir discrétionnaire et doit conjuguer avec d'autres substances, comme l'eau, par exemple, qu’on lui oppose. Car Héraclite voit le monde animé d'un mouvement perpétuel, fondé sur l'opposition des éléments cosmiques.

Tout va. Tout change. "Tout se déplace selon un certain rythme" déclare Héraclite. L'expression grecque traduit moins un écoulement linéaire du temps, qu'elle n'évoque une ronde. Tout change et tout revient. Les Grecs contemplent l’éternel retour des choses, à la façon d’Ulysse qui revint de son aventure vers sa Pénélope impatiente sur l’île d’Ithaque, alors que les Hébreux introduisent l’idée que l’histoire a commencé avec la création du monde et qu’elle avance vers un royaume inconnu, à la façon d’Abraham qui se met en route sans trop savoir où il va. Les Grecs voient le monde éternel et cyclique; côté juifs, le monde est daté, il a débuté et il se poursuivra comme une histoire, comme une longue marche sous le regard vigilant et aimant de Dieu. On eût pu imaginer deux systèmes de pensée fonctionnant en circuit fermé. Il n’en fut rien. Car tous les juifs ne rentrèrent pas à Jérusalem au moment où le Perse Cyrus décida de les libérer de l’exil en Babylonie. Les communautés juives, disséminées un peu partout en Asie mineure, fascinées par le modèle grec, oublièrent à ce point leur hébreu qu’il fallu traduire la Bible en grec à leur intention. C’est la Bible des Septante, traduite 200 av. J.-C. par quelque soixante-dix rabbins de Jérusalem, à l’intention de la diaspora juive .

Tout change. "On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve", certes, mais encore ici faut-il comprendre qu'il s'agit moins du flux de l'eau que de la conjuguaison des affluents, de l'opposition causée par les forces en présence, au sein de cette eau nouvelle qui se trouve à la fois la même et une autre.

Nous accédons ici à la conception moderne de la dialectique. Comme si chaque force avait besoin d'une force contraire pour subsister. L'opposition n'annihile pas les forces antagonistes (qu'Hegel ou Marx ont appelées "thèse" et "antithèse"). Elle leur  permet de se transcender dans une sphère de conciliation (qu'Hegel ou Marx ont appelée "synthèse"). Cet universel et permanent conflit, ce "combat —polémos— est père et roi de toutes choses."  Ce combat, selon Héraclte, engendre l'harmonie.

Héraclite soulève une question nouvelle : celle du logos.

Discours, science, acte, raison, mais aussi principe de toutes choses chez les stoïciens, hypostase (substance seconde) intermédiaire entre Dieu et le monde chez Philon d'Alexandrie, voilà qui a pu évoquer le logos comme un magistère, l'enseignement de l'agencement du monde prodigué par un maître, enfin, mieux qu’une hypostase, mieux qu’un principe invisible, le logos comme verbe, Incarnation de Dieu en Jésus-Christ pour saint Jean.

Héraclite, n’est pas très éloigné de ces derniers concepts. Pour lui, le logos est vérité, permanente, immanente et transcendante à la fois au monde, À la fois dans le monde et  au-delà du monde de la conscience, inaccessible, garant du sens de l’existence du monde de l’expérience.  Les interprétations divergent sur ce texte qu'Aristote déjà ne trouvait pas très clair.

Le philosophe éphésien nous invite, et c'est la leçon à retenir, à ne pas dissocier l'être du mouvement des êtres. La dynamique des forces est principe de l'unité de l'être. Le mouvement est l’être. Voilà bien une avancée.

Les générations qui succèdent à Héraclite lui donneront une solide réputation de philosophe obscur. Nietzsche déclarait que c'était "un astre sans atmosphère" !

La question se poursuit : être changeant, n’est-ce pas ne pas être ? Cette question est débattue par un certain Parménide.

Comme pour ses confrères, on a bien peu de traces de cet homme qu’on situe à cheval sur le VIe et le Ve siècles pour ce qui est de l'histoire, au sud de Naples, pour ce qui est de la géographie. Il aurait apprécié d'entendre Platon, moins d'une siècle plus tard, le surnommer "le Grand".

C’est dans un fragment d'un poème de Parménide qu’apparaît l'idée d'Être, ce qui lui vaut d’être reconnu comme le précurseur de l’ontologie, c’est-à-dire de la science de l’Être en général.

La question qui surgit est celle-ci : partant du principe d’identité de l’être avec lui-même : “Tout ce qui est, est. Tout ce qui n’est pas n’est pas”, toute chose est ce qu’elle est et n’est pas ce qu’elle n’est pas. Si toute chose est ce qu’elle est, il n’apparaît pas envisageable qu’elle soit autrement que ce que nous avons considéré qu’elle était. Le principe d’identité semble indiquer la permanence. Il s’agit donc de savoir s’il y a vraiment contradiction entre la notion d’être, son principe d’identité qui le régit et le changement, fait universel que tout le monde observe. L’oignon que vous avez planté la semaine dernière est devenu plante. Ce qui n’était pas est, et ce qui est n’était pas. Voilà le problème.

Voilà qui paraît infirmer l’identité de l’être. Ce qui est est et paraît être en permanence et ne semble pas avoir la capacité de changer en fonction de ce qu’il n’est pas puisque ce qu’il n’est pas c’est rien, c’est du néant.

Parménide prend le parti de s’accrocher à l’affirmation de l’être et de son identité avec lui-même, aux dépens du changement qu’il nie catégoriquement prétendant que ce n’est qu’une illusion.

Aristote mettra tout le monde d'accord là-dessus, avec les concepts de puissance et d'acte, démontrant que tout ce qui est n’est en acte que ce qu’il était en puissance d’être. Un chêne n’est chêne que d’avoir été gland, et qu’on ne compte pas que le gland devienne un jour mouton, oursin ou poil à gratter.

Mais pour Parménide l'Être est. Nécessairement et toujours.

Gérard LEROY