Ce moment est plus délicat que “bête”, et la qualification relève plutôt de l’incapacité des adultes à l’accepter, le comprendre, et l’accompagner.

En somme, l’adolescent tente de se démarquer d’un environnement —scolaire, familial— afin de se singulariser, de s’autonomiser, sans risquer d’être rejeté par le groupe qui lui a permis de tirer son identité, sans couper le cordon ombilical. Là est la difficulté : se démarquer sans se séparer.

 

a) À la recherche de la ressemblance structurante

L’individu se prépare au passage vers lui-même. Il a à se construire et ne dispose comme pièces d’architecture que des éléments qu’il n’a pas choisis. Il s’est d’abord structuré dans le mimétisme, mettant en œuvre un comportement, un agir, une langue, des codes de communication, des réflexes culturels. Ainsi a-t-il pris pour modèle l’autre qui s’impose à sa personnalité encore chrysalide. Se tenant ainsi d’une certaine manière sous l’emprise d’autrui, il apparaît le plus souvent et le plus immédiatement comme ressemblant au On.

Pourquoi tout cela ? Pourquoi se fusionne-t-il au “On” ? Parce qu’il commence, et qu’il ne peut se constituer sans modèle. Il n’y a rien à espérer de rien. Le modèle est capté, par mode de séduction, choisi dans un panthéon de modèles. L’adhésion se présente chaque fois avec un caractère définitif, presque totalisant. En somme le modèle de l’adolescent, dans sa facticité, est un des acteurs du mythe qui, en tant que tel, organise la création de l’individu. Ressembler au modèle c’est s’idéaliser. Là se joue l’intégration.

Le désir d’être assimilé par le groupe humain environnant a permis d’être reconnu par cette communauté, pour exister tout simplement. L’adolescent a cherché à s’intégrer à un groupe, souvent celui de l’école. L’archétype se présente à l’adolescent avec son attirail symbolique, des attitudes, des vêtements, le foulard Hermès, le blouson perfecto ou les santiag, l’accent, celui du 9-3 est prisé, ou encore d’autres symboles comme les tatouages, ou les scarifications. Tant qu’il est inachevé l’adolescent mime le modèle qui le séduit, qui s’appelle “on”, et qui dissout la singularité.

Car le On exerce le contraire de ce qu’on attend de lui. Nous voudrions qu’il nous assume et nous différencie, Or la singularité se dissout dans la dictature du On. Nous nous conduisons comme On se conduit. Être dans la moyenne est une caractéristique existentiale du On qui implique un nivellement de toutes les possibilités d’être. Le On, que nous qualifions d’ “impersonnel”, est un sujet neutre, indéfini, irresponsable, parce que collectif.

 

b) À la recherche de la dissemblance

Sous la motion du désir va s’opérer le passage de la ressemblance à la dissemblance. Il ne s’agit pas d’abord d’abandonner le groupe auquel on s’est identifié comme au “même”, mais d’accueillir l’ipséité : “Qu’est-ce qui fait que je suis moi, et pas un autre ?” Et ceci après que l’idéal du moi ait été façonné sur le modèle du héros. Il y a quelques années le modèle qui a créé un raz-de-marée, c’était John Mc Enroe, dont la réussite sportive a déclenché un vente énorme de produits dérivés. Plus récemment c’est Zidane qui a été le modèle, mais ça peut être le vainqueur de la star Ac, ou le fort en gueule de la classe.
Vient alors le désir d’être soi. Le sujet émerge peu à peu comme un “je”. Il n’est plus un “on”, indifférencié, mais un “je” identifiable, singulier, acteur et responsable de ses actes.

Je s’élève au-dessus du moi. Le but de l’analyste n’est-il pas de libérer le moi pour faire advenir je, épuré de toutes les aliénations successives imposées par les autres au moi ? N’étant plus la proie de la culture environnante (d’une forme de langage, par exemple), parvenu à l’indépendance de son histoire personnelle, je émerge du moi comme liberté.
Selon l’usage, le moi est ordinairement complément direct ou indirect. C‘est au je qu’il revient d’être le sujet. Les philosophes opposent parfois "je" et "moi". “Je” demeure sujet libre, autonome, sans tuteur.

Chacun éprouve le désir d’exister, d’abord comme soi, singulier, irréductible, libéré de toute approche ontologique qui soumet chaque étant au joug impérieux de l’être. Toute introspection va spontanément à la rencontre du moi, avant de décrypter éventuellement le “je”, comme sujet dynamique d’une histoire.

Ce passage, difficile, sollicite et stimule l’intelligence dans sa fonction essentielle d’adaptation à une nouvelle relation à l’autre qui n’est plus le modèle à suivre, et à soi qui devient sujet de sa propre histoire, “qui s’invente”.

Remarque

Aujourd’hui, l’autre sur qui l’on s’appuie d’abord avant de s’en distinguer, est un autre beaucoup plus différent de nous que jamais auparavant. Cette différence résulte de ce phénomène social important que nous appelons la pluralité. Aujourd’hui, partout nous côtoyons des gens qui ne nous ressemblent pas, que ce soit à Brest, à Narbonne, à Mulhouse, ou à la Gare du Nord, tous les gens que l’on croise ne parlent pas la même langue, ni n’observent les mêmes rites, les mêmes rythmes, ni ne partagent pas les mêmes symboles, les mêmes réflexes culturels.

Ce monde est pluriel. Bien entendu le monde a toujours été divers (avec des blancs, des jaunes, des noirs, des bleus, des femmes en boubou, des hommes en pagne ou en costume 3 pièces, certains parlant le mandchou, d'autres le oualoff ou d'autres encore le volapuk !). Mais si nous le savions —et la chose est nouvelle— nous ne l’expérimentions pas. Désormais, partout il y a de la pluralité, il y a des cultures, des langues, des religions. Nous sommes entrés dans ce qu’Edgar Morin appelle la civilisation planétaire.

Cet aspect irréversible de la situation du monde pluriel place aujourd’hui le sujet devant un autre auquel il faut s’adapter, avec lequel on est appelé à vivre. Si l’intelligence est considérée, entre autres, ontologiquement comme faculté d’adaptation, alors les temps présents nous fournissent un excellent terrain d’exercice.

Gérard LEROY,  le 10 août 2011