Pour Loïc Molina, en hommage amical

 (Photo : Maurice Bellet). La représentation que l’on se faisait au Moyen-Âge de la vie psychique ne posait pas de problème théorique. Qu’on adoptât le schéma bipartite corps/âme ou tripartite corps/âme (psychè)/esprit (pneuma), augustinien ou thomiste la structure psychique était normalement accueillante à l’Esprit saint. Ce qu’aujourd’hui nous appelons, par anachronisme, la psychologie d’un individu, ne se pensait pas en dehors d’une représentation de l’âme ou de l’esprit humain normalement ouvert au spirituel.

Avant la fin du Moyen-Âge, une faille est apparue. La philosophie s’est distinguée de la théologie. C’est ce qu’on a appelé le paradigme de la “répartition” chez Thomas d’Aquin, avant que ne s’ouvre le paradigme de la circularité (entre philosophie & Doctrina sacra). Dieu fut alors progressivement mis entre parenthèses. 

La fin du Moyen-Âge marqua le divorce entre la raison et la foi. Comme si la théologie ne parvenait plus à rendre compte du vécu de l’expérience spirituelle, sur les plans émotionnel et psychologique.

Les psychologues laïcs ont pris la relève très tôt et se sont substitués aux directeurs spirituels, aux guides de conscience, en prenant de la distance par rapport au cadre magistériel. La psychologie en est venue, tout en se constituant comme discipline, à se renforcer par une explicitation du phénomène croyant et par une critique radicale de la religion. Le spirituel en vient ainsi à se laisser phagocyter par le psychologique. 

Tout cela s’inscrit dans l’œuvre de Freud au XXe siècle. Celui-ci décèle dans les confidences de ses patients une similitude entre les comportements obsessionnels et le ritualisme religieux, placé sous le signe du devoir. D'où la similitude avec la névrose. Il y a des gens qui se demandent ce qu’il va leur en coûter de manquer la messe ! Habités par la morale infantile qui récompensait leur sagesse d’enfant d’une médaille ou d’un compliment, ils espèrent que l’observance stricte du culte les récompensera du salut dans l’au-delà. Comme l’obsession consiste à conjurer une menace, elle serait une stratégie pour le culpabilisé. Pour Freud, la religion est l’expression détournée des désirs inconscients.

 

Il reste que pour Freud la religion a de l’avenir ! Parce que la religion aide à supporter les vicissitudes de la vie, Freud ne croit pas à sa disparition prochaine. Elle aide le “moi-faible” qui craint les menaces des forces cosmiques; et croit plus à la magie de la religion qu’aux techniques. Elle aide aussi le "moi-écrasé-par-les-autres”, par les contraintes de la vie sociale, les renoncements. La religion lui promet des dédommagements dans l’au-delà, ce qu’a fort bien souligné Marx. La religion aide enfin le “moi-frustré" par l’hostilité du destin. La mort angoisse. La religion offre à l’homme une réconciliation avec ce destin hostile.

Cette laïcisation de la conscience était déjà perceptible à la fin de la Renaissance, chez Montaigne.

Parallèlement on observe une “psychologisation” de la vie spirituelle. L’union à Dieu pour les grands spirituels ne se faisait plus au niveau des trois facultés de l’âme d’Aristote, à savoir la mémoire, l’intellect et la volonté. Selon François de Sales (fin XVIe, début XVIIe s.) l’union à Dieu se fait “dans la pointe de l’esprit”, dans “la fine pointe de l’âme”.  La métaphore est quelque peu ambigüe. L’union à Dieu est devenue une capacité, une faculté propre de l’âme, une “super faculté”. De sorte qu’on peut dire qu’elle relève désormais de la “conscience psychologique”, “presque insensible” disait François de Sales. On cherche alors, à partir du XVIIe siècle, à cerner, à analyser l’impact de la grâce dans la vie psychologique. On se demande à quel moment et comment Dieu agit en l’homme que nous sommes. Et quelles sont les conséquences de la grâce sur son comportement et sa psychologie. Dès lors, on se passionne pour les phénomènes surnaturels. La “psychiatrisation” de la vie spirituelle est en marche. Les travaux et les cours de Charcot à La Salpêtrière, dont profitera Freud, l’attestent.

Le spirituel est-il soluble dans la psychologie ? On avait été encouragé à le croire. Mais un courant contraire surgissait, considérant que le spirituel n’avait rien à voir avec la psychologie. C’était le point de vue de l’Église jusqu’à la veille de Vatican II. Il y avait là un clivage à opérer entre psychologie et spiritualité qu’on plaçait en opposition.

Puis vint le temps où l’expérience spirituelle chrétienne rendait compte du lien inextricable entre le spirituel et le psychologique. Ce qu’a révélé la revue des Études carmélites. Et l’on a pu entendre des expressions signifiantes : “Dieu me touche”, “Dieu me parle”. Dans le même temps les psychologues ont bien aidé les gens à dépasser leur névrose. L’abbé Marc Oraison fut de ceux-là. Mort en 1979, cet homme à la fois médecin et prêtre fut, entre autres, un psychanalyste renommé, écouté par ses pairs, notamment au niveau de la morale sexuelle. Le moine Bernard Besret ou bien Ivan Illich ont émis des thèses discutables, tandis que Maurice Bellet, Antoine Vergote, Denis Vasse, Françoise Dolto ou Marie Balmary ont montré, et montrent encore aujourd’hui pour certains d’entre eux, que la psychanalyse n’est pas incompatible avec la foi. 

C’est le salut des âmes qui préoccupait avant tout. Le souci du corps, la santé du corps et de l’esprit a été trop souvent escamoté.

Aujourd’hui nombre de gens d’Église sont prêts à exploiter la requête contemporaine de santé à tout prix. Il faut être en forme, en bonne santé. Il faut être “OK”. On ne supporte plus une image de soi “dégradée”. Ainsi s’explique la requête de guérison qui pousse les gens vers les sessions de guérison, évangéliques, catholiques ou autres. Il y a là une confusion entre le psychologique et le spirituel.

La vraie santé, comme “la grande santé” selon l'expression de Nietzsche, est celle du corps et de l’esprit. La maladie n’empêche pas la conviction, la croyance ou la foi. On peut être dépressif inguérissable, psychologiquement délabré, et disciple de Jésus-Christ. Confondre le psychologique et le spirituel conduit au besoin religieux aliénant, qui n’a plus grand chose à voir avec la décision libre d’adhésion à l’Évangile et de suivre le Christ. La Dieu de Jésus-Christ ne prend pas le relais d’Esculape. Dans la demande religieuse de guérison, on discerne une instrumentalisation de Dieu qui, ipso facto, anéantit l’authenticité de la croyance, ce qu’a bien montré l’athéisme moderne. 

Le spirituel doit assumer le passé, il ne peut l’étouffer d’un grand coup d’espérance, comme la liberté sartrienne a balayé un Dieu qui ne pouvait être que gêneur et restrictif de la liberté humaine. Ce serait méconnaître l’engagement de la volonté profonde et désirante. L’être humain n’est pas une machine et la cure un jeu de Logo.

Il y a un risque à mélanger les genres. Lorsque le guide spirituel s’improvise psychothérapeute, de même lorsque le pseudo-thérapeute s’improvise gourou, l’on s’aperçoit que les deux fonctions ne font pas bon ménage. On ne joue pas avec le transfert. L’interlocuteur spirituel s’inscrit ou opère sur le terrain de la foi. Le dialogue avec le thérapeute pourra occuper longtemps plus de place que l’autre. On fait confiance à l’Esprit du Christ. Mais en aucun cas le spirituel ne doit chercher à singer le psychologue clinicien. Prenons garde aux manipulations. 

 
Gérard LEROY, le 21 mars 2014