Pour Stéphane Brault-Scaillet, en hommage amical

   On parle de sujet pour désigner un être individuel exprimant des qualités qui lui sont reconnues. C’est ce rapport d’inhérence qui entraîne la substantification du prédicat, quand le faire se confond avec l’être-faisant. Si j’entends : “le monstre fait peur”, le sujet est en lui-même terrifiant tout autant qu’il sème la terreur. Le prédicat n’ajoute pas grand chose au sujet auquel il se confond puisque, par nature, le sujet est son prédicat.

Ce qui donne à un être d’être sujet, auquel on attribue essence et existence, c’est sa qualité de subsister, son hypostase. L’essence de Pierre est d’être homme, un homme qui existe. Pierre est le sujet. Ses caractères ne sont pas des substances car la substance est un être qui existe en soi, la substance existe “per se”, c’est-à-dire qu’elle se suffit pour exister une fois créée, au contraire d’un être “ab  se” qui tire son origine de lui-même.

La substance se distingue de l’accident qui n’existe que dans une substance qui en est le sujet. On peut dire que le plafond est blanc, en parlant non pas de la couleur blanche qui, elle, existe réellement dans un pot de peinture, mais en parlant de la couleur blanche du plafond, le fait d’être blanc n’existe que dans la substance —plafond— qui en est le sujet.

Ce qui n’existe pas en soi mais n’existe que dans un autre qui en est le sujet, c’est ce qu’Aristote désigne du terme d’accident. La taille de deux mètres est l’accident qui existe dans le sujet Pierre et n’existe qu’une fois rapportée à un sujet, “ce qui est”, “l’invariant d’une présence” dit joliment J. Derrida. Ce sujet est principe d’intelligibilité, socle des caractéristiques de l’objet, éléments empiriques variables que la réduction éidétique fait varier par une expérience de pensée.

Si le sujet apparaît comme cause des propriétés alors qu’il est conditionné par le verbe de la phrase —Pierre est grand—, c’est qu’il intègre ce que va nommer la subjectivité (ce qui n’est que support devient causatif).

Qu'est-ce qui fonde l’idée de “sujet” chez Descartes ? Descartes a une conception du cogito comme sujet assuré de sa propre existence n’ayant nullement besoin du monde (1). J’existe. C’est une certitude apodictique. Je suis une chose qui pense, res cogitans, qui se distingue de toute matérialité  corporelle. Mais qu’est-ce une chose qui pense ? C’est une chose qui s’interroge, sur le monde, sur les autres, sur soi. Une chose qui pense est sujet qui a conscience du caractère problématique de son existence. Pour Descartes l’approche est proprement phénoménologique : une chose qui pense c’est une chose qui doute, qui nie, qui conçoit, qui imagine, qui sent (2).

La condition contingente de penser fait émerger le sujet, alliant existence et subjectivité. La substance du sujet débouche inéluctablement sur l’existence, sur l’ “ek-sistere”, le “sortir de soi”, que Heidegger signifie comme un surgissement, une possibilité constitutive de l’existant. Le sujet pensant se découvre existant. Et en même temps le sujet se révèle imparfait, à l’entendement limité, ce qui cause l’erreur et légitime le doute. Ce faisant, l’homme ne peut avoir en lui l’idée de perfection. Seul l’existant parfait, qui ne serait pas parfait s’il lui manquait l’existence, garantit la vérité ou la validité des idées rationnelles.

Le sujet exclut tout le champ de l’inévident, en doutant à tout moment de tout ce qui ne constitue pas la pensée, la seule évidence irréfutable, apodictique.

Quelle est la caractéristique du sujet de Kant ? Le sujet de Kant est moral. L’attribut qu’on lie au sujet par le verbe “être” n’est pas nécessairement lié au sujet. C’est une précaution à prendre si l’on veut poser des jugements universels. Le prédicat n’appartient pas nécessairement au sujet, mais ajoute quelque chose de particulier à sa nature, un déterminant, constaté par l’expérience débouchant sur un jugement synthétique a posteriori. Et c’est parce qu’il n’attend plus d’être formé par l’objet que le sujet dispose de la capacité d’émettre des jugements synthétiques a priori.

Son impératif catégorique fait appel à l’absolu. Kant fonde là-dessus le principe du nécessaire et de l’universel du devoir. La source du devoir est comme condition de la liberté. Cette exigence d’absolu pose l’homme libre comme conscient d’un devoir dont il est en charge envers lui-même. Le sujet de droit serait en ce sens un sujet de devoir. Augustin disait : “aime, et fais ce que tu veux”. Kant, lui, pense que l’homme ne peut s’en tenir à cela pour faire le bien.

 

 

Gérard LEROY, le 16 août 2012

  1. Le doute est le point de départ de Descartes. Je doute, mais je ne peux douter de ma pensée qui doute. Quand je doute, le doute est ma pensée, donc je pense, autrement dit je suis pensée en acte. Je ne puis jamais douter que je doute. Voilà un irréductible conquis. Je ne puis apercevoir que je pense sans apercevoir en même temps que je suis. Le sum cogito m’amène à conclure que je suis, j’existe. La séquence “je pense” est induite par l’attitude du doute. L’opération n’est pas déductive mais inductive. 
  2. Michel Henry se sera attaché à intégrer l’expérience intérieure du “souffrir” et du “jouir” du sujet pensant, tandis qu’Henry Maldiney aura soutenu que même ayant “perdu la tête” un sujet ça pense, et que Merleau-Ponty se sera penché sur l’acte intentionnel complexe de la perception.