Pour Jackie Dolce Mascolo, en hommage amical

   L’un des récents faits d’actualité qui a fait beaucoup jaser, c’est le départ à l’étranger, discret ou fracassant, de certaines personnalités appartenant au monde des affaires ou au monde artistique. L’opinion a aussitôt réagi, certains jugeant que les fuyards abandonnent le navire quand la galère a besoin de ses galériens les plus musclés pour maintenir l’embarcation hors de l’eau. On invective, on crie, sur les lâcheurs, les égoïstes, les ingrats, bref sur tous ces renégats qui quittent le navire ! D’autres, en revanche, tout aussi remontés, fustigent les donneurs de leçon, leurs jugements à l'emporte-pièce, la mesquinerie, et dénoncent l’usurpation du droit que s’octroient les censeurs généreux de condamner en le salissant l’individu ayant exercé, de la manière la plus élémentaire, sa liberté, en choisissant d’implanter ses pénates là où bon lui chante. 

Bref, l’opinion, qui pense à la place de tout le monde, tempête contre l’évasion des meilleurs de ses membres à l’étranger. Pour des raisons fiscales bien souvent avouées. 

 

À l’écart de ces chamailleries entretenues par des réactions qui relèvent plus de l’amère jalousie que de l’argument, tentons de percevoir l’enjeu de l’exil de ces personnalités, par delà la réprobation ou l’approbation exprimées, nous affranchissant des freins psychologiques encombrants, de la pression émotionnelle qui empêche de juger sereinement. 

 

En commençant par rappeler que tout être humain articule sa vision du monde, son rapport au monde, et son agir, selon trois dimensions. Tout être humain pense et agit en fonction de sa nature propre. Chacun est soi et pas un autre, singulier, irréductible, qui s’enfle parfois de ce qu’il y a de plus banal. La discrétion de l’intime se dresse comme une vertu contre l’exhibitionnisme qui aime à étaler les amours, les haines et les bassesses.

 

D’autre part, chacun d’entre nous est marqué par une culture. Chacun parle sa langue maternelle, observe des rites qui sont ceux de sa communauté humaine, aime à suivre un rythme, saisonnier, liturgique, partage les mêmes symboles que ses congénères. Bref chacun fonctionne selon des réflexes proprement culturels. Tout cela relève de sa dimension particulière, marquée par son appartenance à un groupe, breton, occitan, corse etc. Tout être humain pense et agit en fonction de sa culture, le “nous autres”, qui dilue la conscience du “je”, autrement dit de l’ipséité. 

 

Chacun d’entre nous enfin, peut voir en un autre un frère ou un rival, en tout cas un être humain, c’est-à-dire un semblable. Car chacun, en tant qu’être humain, a une dimension universelle, l’humanité. Le malheur de notre époque est de vouloir à tout prix —c’est bien le cas !— étouffer la conscience de l’intime au profit de l’universel.

 

Or, l’agir, autrement dit la fonction éthique, suppose l’articulation de ces trois dimensions, de l’universel (humain), du particulier (culturel) et du singulier (intime et personnel).

 

Ces trois dimensions sont liées. Le lien ne peut être maintenu que si chacune conserve suffisamment de subsistance pour “être à l’autre”, pour que l’individu soit au particulier, le particulier à l’universel. Et réciproquement. 

 

Quand le fruit du travail entraîne un salaire qui atteste du résultat de la participation de l’individu à la vie de la société et en même temps permet à son sujet de vivre et de se développer, le lien entre le singulier et le particulier se consolide. Quand l’individu est acheminé vers une totale donation de ses fruits au particulier, celui-là se dissout dans celui-ci, l’individu “s’anéantise” et le lien est rompu. 

 

L’exemple qui vient à l’esprit n’est pas d’abord celui de Gérard Depardieu ou de Charles Aznavour, ni d’aucun entrepreneur en vogue, mais celui des bagnards de Cayenne, assignés à des travaux d’assainissement des marais, à l’entretien des installations portuaires, à la construction des routes ou même au service de la population qui en bénéficiait. Vouloir pour la communauté les 3/4 du fruit d’un travailleur, au prétexte qu’il lui en reste assez pour vivre, c’est premièrement l’empêcher de distribuer la partie de son excédent qu’il juge bonne aux destinataires de son choix. C’est donc, premièrement, enfreindre sa liberté. Et deuxièmement, c’est réhabiliter l’esclavage, moderne celui-là.

 

L’écueil de l’État-Providence vient du monopole arbitraire du gouvernement dans le pilotage de la distribution. L’écueil du libéralisme c’est la tentation de garder pour soi-même ce qui pourrait être partagé. 

 

Seule la sagesse nourrie de sens moral préserve des dangers. Pas les systèmes. 

 

Gérard leroy, le 5 avril 2013