Pour mes amis Joseph et Bernard Pommier, veilleurs sur le monde

Le professeur Samuel Huntington vient de s’éteindre dans le Massachusetts à l’âge de 81 ans, une bonne douzaine d’années après la parution de son ouvrage publié en 39 langues, Le Choc des civilisations, paru en Français chez Odile Jacob en 1997.

Beaucoup d’auteurs mettent au compte des tensions créées par l’économie les conflits et les guerres. Marx avait ainsi montré la légitimité de la lutte des classes nourrie de l’injustice ressentie par ceux qui produisent sans posséder, pour promouvoir la socialisation des moyens de production. L’ancien professeur à l’université de Harvard a délaissé les rivalités économiques qui animent les puissances qui se sont affrontées dans l’histoire. Pour le professeur Huntington les gens se battent non pas tant à cause de ce qu’ils manquent ou de ce qu’ils font mais à cause de leur appartenance culturelle ou civilisationnelle, à cause ce qu’ils sont, “occidental”, “américain”, “palestinien” etc. Et pour lui, les grandes entités ont vocation, à cause de cette soif insatiable de pouvoir, à se combattre.

Samuel Huntington procède à une approche définitionnelle de la culture s’appuyant sur la religion. La culture peut en effet s’observer au travers de l'une de ses composantes : la composante religieuse. Le concept de religion s’inscrit en effet dans le rapport à la culture. La religion a toujours donné son sens à la culture, y compris quand une société est en majorité sécularisée et sans référence à un Dieu, à une Église, à une foi. La religion, comme préoccupation ultime de l’homme, ou l’a-religion comme dénégation de cette préoccupation, donne sens à la culture. La religion est une expression de la culture, indépendamment de l’origine scripturaire sur laquelle elle s’appuie. Il y a de la religion sans foi au même titre qu’il y a  de la religion comme expression de la foi.

Huntington se distingue en définissant essentiellement les civilisations par la religion.

 On est d’entrée confronté à une ambiguïté. Civilisation n’est pas culture. Dans Les bases de l’anthropologie culturelle, édité en 1970 aux éditions Payot, M.J. Herskovits définit la culture comme “un ensemble traditionnel, à la fois régulateur et créateur, de comportements, de connaissances et de croyances, à l’intérieur d’un groupe autonome” Les expressions de ce groupe sont littéraires, artistiques, intellectuelles, religieuses, à un moment donné. Ce groupe est structuré, par des lois, des coutumes qui peuvent avoir force de loi, une norme. C'est cette structure qui est désignée par le terme “civilisation”. "Une civilisation, écrit Herskovits, c’est l’ensemble des formes qui structurent et régissent la vie humaine d’une société définie à l’intérieur de l’espace et du temps”.

Cette distinction nous éloigne d’un amalgame qui nous mène tout droit à considérer le “fondamentalisme musulman” comme une civilisation qui s’opposerait à la “civilisation chrétienne occidentale”. Les fondamentalismes resurgissent ça et là, en judaïsme, en christianisme, en islam sunnite comme en islam chiite, en hindouisme aussi, les chrétiens de l’Inde payent pour le savoir.

Les fondamentalistes, nous les avions décrits dans un précédent article, enferment leur vision du monde dans une lecture de l’histoire et de ses significations réduite à un support subjectivement pris comme référence exclusive et totalisante. Dotés de la structure psychanalytique du fanatique, ce sont sont bien souvent, en fait, des analphabètes, que seule intéresse l’action directe. La religion des fanatiques est un prétexte, un outil de pouvoir. Ces bâtisseurs modernes de la Tour de Babel  veulent dominer la terre, éliminer ceux qui ne leur ressemblent pas. Ils pensent l’unité sans la diversité. Ils se font secte.

Ne nous méprenons donc pas : le terrorisme qui se qualifie de musulman —et qui dans le même temps disqualifie l’islam— ne trouve rien dans la croyance musulmane qui le justifie, pas même les versets agressifs contre les juifs et les chrétiens (cf. Coran 9, 5). Les groupes dits islamiques s’arment, s’organisent dans des camps d’entraînement où se rassemblent des jeunes déracinés, errants et sans attaches, paumés, et poussent au paroxysme la lutte contre l’ordre mondial. Leur combat s’étend à l’international. Tout cela au nom d’un monde imaginaire. Tandis que des régimes musulmans tentent de cheminer vers plus de démocratie, les islamistes ambitionnent d’islamiser la modernité plutôt que de moderniser l’islam.

Les islamistes, quelle que soit leur entêtement à justifier leurs exactions par leur religion en sont en fait totalement coupés. Ils ont bricolé une religion sans culture. C’est la thèse, diamétralement opposée à Huntington, d’Olivier Roy, que celui-ci développe dans son ouvrage La Sainte Ignorance, publié en octobre 2008, au Seuil.

Les civilisations sont mouvantes, et non figées comme le présuppose S. Huntington. On assiste depuis peu à un estompement des frontières, par le rayonnement de foyers culturels (qui ne sont pas définis par des souverainetés d’États-Nations), influents, généreux, interactifs. Nous corrigeons peu à peu notre représentation géopolitique du monde, donnant une considération nouvelle à l’entrecroisement des faisceaux culturels. Les cultures se brassent et s'embrassent. Les planétaires se mélangent. Ben Laden va devoir admettre que n’aura pas lieu la guerre sans fin qu’il entrevoyait entre l’islam et la chrétienté. Craignons plutôt l’assaut meurtrier que se donneront un jour, à l’intérieur même de l’islam, les chiites et les sunnites. Depuis le VIIIe siècle, les deux communautés se déchirent et jurent la mise à mort de l’autre. Les talibans afghans, sunnites, et les Iraniens chiites se livrent déjà une guerre sans merci. Et les wahhâbites d’Arabie saoudite craignent moins Israël que l’Iran. Les conflits à l’intérieur d’une même culture sont souvent aussi dévastateurs que les conflits intercontinentaux. Les massacres du Rwanda entre Tutsis et Hutus ne relèvent pas d'un choc de civilisations.

La pluralité culturelle est une chance d’enrichissement pour l’Occident, et non une menace comme le prétendait Samuel Huntington. Certes, la  pluralité culturelle (et religieuse) déclenche plus de réticences et de tensions que d’enthousiasme. Il semble que le côtoiement de croyants de traditions différentes s’envisage plutôt sur le mode du gentleman agrement pour ne pas blesser les susceptibilités. Nous sommes un peu pris de court pour habiter sereinement ensemble, un peu gauches dans les échanges culturels et religieux, somme toute assez frileux. Pourquoi ? Parce que nous nous sentons menacés par la dissolution de nos identités culturelles particulières dans un universel humain qui mettrait tout le monde au pas. Voilà ce que l’on craint : perdre son identité. Bien des électeurs de toute l'Europe se sont opposés au projet de Constitution européenne pour cette raison et pour cette raison seulement. Huntington avait perçu cette peur devant la globalisation, devant le gigantisme des mégalopoles, l’absorption des cultures, l’érosion des coutumes, le déracinement. Mais il serait irréaliste de penser qu’on puisse revenir en arrière, loin en arrière, quand chacun restait chez soi. Les cultures ont vocation à se rencontrer. Pour féconder. Le contraire de ce que percevait Huntington.

 

Gérard LEROY, le 23 janvier 2009