À mes filleules, Delphine, Émilie, et Emma

La foi des chrétiens, des premiers comme celle des chrétiens d'aujourd'hui, est d'abord positive. Ils sont renvoyés en permanence à l’histoire. "Le christianisme n’est pas d’abord un message qui doit être cru, mais une expérience de foi qui devient un message” (E. Schillebeeckx). Ce que rejoint M. Heidegger pour qui la théologie chrétienne est une “science du dévoilement d’un étant donné dans l’histoire”. C'est donc une science du contenu, de ce qui est cru, et de l’acte de foi dans cet Événement. La foi qui s’interroge s’adresse à la fois à l’événement chrétien, et aux significations de cet événement, qui pose la question du sens des paroles et des actes de Jésus.

Quelles ont été les significations de cet événement pour les premières communautés de croyants ?

Préalables

Il y a une grande tentation de déduire le fait chrétien d'une donnée antérieure, étrangère. Ce qui permettrait de prouver aux incroyants la nécessité du fait chrétien. Des philosophes, comme Spinoza, Kant, ou Hegel, ont eu la tentation d’expliquer le fait chrétien à partir de Dieu, démontré, expliqué. Dieu serait du coup le résultat que la raison impose. Ainsi le fait chrétien pourrait s'expliquer et se justifier dans les limites de la raison. On a bien parlé de foi philosophique comme étant la foi raisonnable, avec une certaine condescendance pour la foi du "bon peuple". Une multitude de gens déclarent croire que Dieu existe, et se retrouvent dans cette expression de Voltaire qui, en parlant de Dieu, désignait le Grand Architecte de l'Univers, rendu par l'expression qui l'abrège : le “GADLU” ! D’autres insèrent le fait chrétien dans les phénomènes de croyance expliqués par les "Maîtres du soupçon" soit comme l’effet d’une misère économique, soit comme faiblesse de la volonté, soit comme névrose obsessionnelle en quête de guérison, soit encore comme projection subjective fondée sur l’angoisse de la finitude et du constat de la contingence.

Or, le fait chrétien part d’un fait raconté. Des gens ont commencé à témoigner de ce qu’ils avaient vu. Ils se sont mis à raconter une histoire.

L'attitude des premiers témoins s'articule autour de quatre types de lecture, quatre moments, qui traduisent bien ce qu’ils vivent.

1) Le temps narratif

Le discours de foi des premiers chrétiens commence toujours par dire : "Savez-vous qu'il s'est passé un événement primordial entre tous ?" Ce qui est premier dans l'Évangile, ce n'est pas le message, c'est le témoignage. Les Évangiles ne sont pas une biographie de Jésus. Les rédacteurs ont d’abord un souci pastoral. La mort de Jésus en avril de l'an 30 eut été rapportée par un récit autrement différent si ça avait été Paris-Match qui s'en chargea. On aurait eu droit à des photos choquantes, des confidences émouvantes, du sang et des larmes. Ce n'est pas du tout ce que les rédacteurs des Évangiles ont voulu faire passer en priorité.

Puisque nous sommes devant un récit, quelle est l'épaisseur historique de l'Évangile qui est nécessairement indispensable à la foi ?

Le discours de foi ne s’étend pas sur des détails inutiles de la vie de Jésus ("il a dit telle chose à tel endroit, il a accompli tel ou tel miracle sur telle ou telle personne etc...) Les faits rapportés n'ont d'importance qu'en vertu de la signification qu'ils véhiculent. Quels sont ces faits ?

Ce qui est fondamental :
- Jésus a vraiment existé
- Au terme de son ministère pendant lequel il s'est interprété comme l'Événement, il est mort sous Ponce Pilate (1). Pilate est le seul en Palestine qui dispose du droit de vie et de mort.
- Jésus s'est vraiment manifesté vivant, après sa mort, à des témoins.

2) Le temps significatif

Quelles significations les premières communautés ont-elles tiré de cette histoire ?

Cette histoire relate d'abord une venue. Le Verbe s'est fait histoire. Dans l'histoire de Jésus-Christ, Dieu vient et tire au clair ce qu'il en est de l'homme, ce qu'il en est de Dieu, et ce qu'il en est de leur relation mutuelle (cf. Mt 6, le "Notre Père"). Dans l'événement de Jésus-Christ, Dieu vient, Dieu interprète, Dieu inaugure l'instauration d'un salut. Les dés sont jetés : Dieu est sauveur des hommes, par et en Jésus-Christ.

Le salut connote une libération, un sauvetage, une délivrance, de l’esclavage —et ici on fait référence à l’Exode—, de la mort. Pour les Hébreux, l’expérience originaire en matière de salut revêtait un aspect politique, la soustraction à une forme d’exploitation qui les symbolise toutes. Le salut préserve de la perte ou du péril, résout des conflits, individuels ou collectifs. Le salut chrétien se propose comme une réconciliation avec Dieu, et une réconciliation entre les hommes, qui sont frères du fait que Dieu est abba, père.

Les premiers témoins commencent par s'interroger en posant une question essentielle : "Qu'est-ce qui nous autorise à dire que, dans le fait de Jésus-Christ, c'est Dieu qui vient, qui sauve, et qui convoque ultimement les hommes à une nouvelle fraternité ?" D'abord qui est cet homme ? Toute la réflexion des premiers siècles s’articule autour de la question : Jésus, tellement homme, peut-il être autre chose qu’un homme ? Mais Jésus, tellement exceptionnel, tellement autre chose qu’un homme, peut-il n’être qu’un homme ? Qui est cet homme ? Un ascète ? Un thaumaturge ? Un magicien ? Un docteur de la Loi ? Un résistant capable de chasser l'occupant ? Un Souverain ? Jésus est un juif parmi d’autres, assez singulier, certes, compagnon des gloutons, ami des pécheurs publics et des prostituées, transgresseur des règles, allergique à tous les pouvoirs.

3) Le temps confessant

À partir du moment où ces gens reconnaissent que Jésus est le Seigneur, les premiers témoins éprouvaient le besoin de confesser l'identité de Jésus. C'est à partir de là que les confessions de foi vont s'exprimer. Dire que "Jésus est Seigneur" c’est exprimer et signifier une comparaison radicale avec tous les puissants du monde. C'était signifier par là que Jésus partageait la gestion du monde, de l'histoire des hommes.

4) Le temps interpellatif

Une question surgit parmi les disciples : si le fait de Jésus-Christ est si important, qu'allons-nous en faire ? si les significations qui sont incorporées dans cet événement sont si uniques et si décisives, qu'allons-nous décider ? Comment allons-nous répondre de cet homme ? Comme d’un gourou ? D’un modèle ? D’une idole ? Ou comme de Dieu ?

Cette interpellation ne prenait pas la forme d'une exhortation pieuse, moralisante, s'adressant à ce qui dans l'homme relève de la peur ou de l'insécurité, Cette question les interpellait comme elle interpelle l'homme au niveau où il s’interroge sur le sens de sa vie et de l'histoire humaine.

Convictions primordiales des premiers témoins

1) Les premiers témoins avaient la conviction qu'avec Jésus-Christ il n'était pas question d'une religion nouvelle, d'une secte nouvelle. On sait qu'à cette époque se déployait une multitude de sectes philosophiques et religieuses. Les premiers témoins savaient qu’ils se trouvaient devant une donnée nouvelle, antérieure à une croyance et à une morale, devant un événement dont Dieu avait eu l'initiative.

2) Les premiers témoins reconnaissaient que l'Évangile n'était pas une heureuse nouvelle à partager entre quelques uns. Non. Une bonne nouvelle ne se garde pas pour soi. La joie a vocation naturelle à être partagée. L'Évangile ne pouvait être ni clandestin, ni ésotérique. La mission ne s'ajoutait pas à la foi, elle en était une dimension essentielle.

3) Ils saisissaient aussi que le fait ne pouvait être qu'unique, irréversible, total, et à portée universelle.

4) L'Évangile ne faisait pas mémoire d'une histoire close, mais donnait lieu, en permanence, à une interprétation de l'existence. C'est tout le vécu humain qui trouvait dans l'Évangile son centre d'universelle réinterprétation. Tout en étant placé dans l'histoire, cet événement dépasse l'histoire. La conviction de Pierre et celle de Paul est que l'Évangile est une parole parlante, ici et maintenant. L'Évangile ne se conjugue pas à l'imparfait !

5) Les premières communautés avaient la conviction que si l'Évangile était décision de Dieu l'Évangile était aussi la résonance des profondeurs du désir humain. Dieu ne pouvait aller contre nature. Il n'y a pas opposition entre Dieu et l'homme. Dieu n'est pas un juge moralisateur, un père fouettard. Dieu est présenté par Jésus-Christ comme père bienveillant de l'homme.

Au cours des siècles, la religion s’est imprégnée de religiosité. Dieu devient objet de fascination à la manière des puissances surnaturelles imaginaires. D'où la tendance à l'apprivoiser, le flatter pour s'en prémunir. À la lecture de l’Évangile cesse la tentation de s’approprier un dieu talisman, un dieu fétiche, un dieu-outil, papa-poule, qui vient consoler, cajoler ou sanctionner nos frasques ! La lecture de l’Évangile nous invite à débarbouiller les mille et un visages de Dieu auxquels on s'était apprivoisé.

L’événement de Jésus-Christ est invraisemblable. C’est l’invraisemblable que croient les chrétiens, qui sont amenés à désirer, vérifier, justifier, l’authentification à laquelle ils se livrent, et déployer un effort de rationalité résistante et critique. Une sorte de partie de ping-pong s’engage alors entre la raison et la foi. Cette partie a commencé à se jouer dès la Pentecôte de l'Église.

 

Gérard LEROY, le 17 juin 2006

 

  • (1) Gouverneur (procurateur) des provinces d'Idumée, de Judée, de Samarie, de Galilée, supervisé par un légat de Syrie de 26 à 36. Il finit ses jours à Césarée, près de la Méditerranée.