Pour l'ami Paul Marco

   Paul Ricœur a montré que le texte transforme le lecteur. “Se comprendre, écrivait Ricœur, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture”. Autrement dit, le texte m’introduit en quelque sorte à une conversion. Qu’en est-il du rapport entre la vérité et l’histoire ? (1). Les récits historiques sont passés au crible de la critique textuelle, herméneutique, permettant d’accéder à une vérité signifiante plus importante que le support historique. “Il faut en passer par la démythologisation des mythes bibliques [...] pour découvrir une vérité impossible à dire d’un simple point de vue scientifique ou philosophique, une vérité impossible à transmettre sans le secours, le détour du symbole et du mythe” dit P. Ricœur.
Le mythe est nécessaire. La démythologisation a donc pour fonction une certaine purification de la foi, ramenée à son noyau essentiel, par la dure ascèse des conclusions du savoir scientifique.

Lire l’Écriture c’est en effet s’exposer à être changé, dans la tension entre la portée historique et la portée symbolique du texte. Comment maintenir la fidélité à une tradition et proposer de nouvelles interprétations de l’Écriture qui fonde la tradition ? La transmission de la foi s’organise toujours selon une réinterprétation créatrice d’un Événement —la Résurrection, par exemple— qui est toujours un Événement actuel. Créatrice, certes, la fidélité n’en est pas moins tenue, pour subsister, de respecter l’interaction constante de la foi et de l’histoire.

P. Ricœur, s’éloignant de son ancien maître Karl Barth, n’en arrive-t-il pas à privilégier l’interprétation au détriment de l’histoire ? Si je m’interroge pour savoir quel est le récit vrai, le plus vrai de ceux que je reçois, interprétés et ré-interprétés, c’est que ma lecture est en permanence sous-tendue à l’essentiel irremplaçable qui est l’ensemble des témoignages historiques de l’Événement de Jésus de Nazareth. Ce qui est en question, c’est de savoir si je privilégie le récit qui m’interpelle comme homme du point de vue de l’interprétation que je fais de moi, ou si j’opte pour une considération rigoureuse de l’historicité de tel ou tel récit. Le rapport de l’Évangile-Écriture au fait chrétien passe d’abord par le témoignage d’une expérience. “Le kérygme est exprimé dans un témoignage (...) qui contient la toute première confession de foi et donc recèle une première couche d’interprétation”, dit P. Ricœur, dans sa préface au Jésus de Bultmann. À l’origine du christianisme il n’y a pas d’abord un message qui doit être cru mais une expérience qui éclôt en expérience de foi qui se transmet par, ou comme, un message (cf.  E. Schillebeeckx). Le rapport de l’Écriture au fait passe ensuite par le décryptage du signe, par la question du sens et de son actualité, par l’interprétation de la parole et de son intentionnalité qui rend compte de ce qui est pour elle l’événement, par l’examen du passage à l’écrit, puis par l’interprétation de l’écrit, des écrits.

Des fouilles archéologiques du texte à l’analyse des interprétations successives, des questions surgissent auxquelles le texte ne donne pas de réponse immédiate. Les premières communautés chrétiennes ont-elles été inspirées ? Le texte est-il témoin de la vérité et traducteur de ses sens parce qu’il est inspiré ? Chemin faisant on en arrive à se demander si l’herméneutique ne risque pas de menacer l’infaillibilité de l’autorité de l’Écriture ! La question du rapport de l’écriture à la Parole de Dieu doit-elle être passible de censure ? Doutons-nous de l’efficience actuelle de l’Esprit qui “leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait” (Lc 24, 27). L’herméneutique est précisément comprise comme une tentative de réponse au problème posé par l’accès à la Parole de Dieu par delà des textes de simple facture humaine et faillible.

On conçoit donc difficilement une théologie sans la mise en œuvre d’une “opération herméneutique” qui part de notre expérience historique, qui s’interroge sur l’expérience fondatrice dont témoigne le Nouveau Testament, point de départ et matrice de la tradition, et qui établit une corrélation critique entre cette histoire du salut et le présent de notre situation. La bonne situation herméneutique serait sans doute au croisement du texte et de mon propre horizon de compréhension. Il s’agit de remettre sur le métier l’ouvrage, afin de déchiffrer le sens toujours actuel du texte, qu’il s’agisse des Écritures ou des théologies qui nous ont précédés et dont notre compréhension n’a pas épuisé le sens.

Comme lecture interprétative des textes l’herméneutique est coextensive à toute la théologie chrétienne. La pensée objectivante n’est pas, de nature, fausse. Elle tend à comprendre l’étant comme un spectacle pour un spectateur. Tout le problème pour le sujet est de rendre raison de l’objet, de retrouver l’être, là où il se vit lui-même, et donc d’abandonner la représentation où je parle d’avance et à sa place, pour écouter le “présenter” de la chose, par elle-même déjà-là. L’être parle par lui-même et au lieu de se le représenter, de le réduire ou l’enfermer dans un concept qui s’y substitue, nous nous assurons plus d’être au fait en écoutant son dire originaire. Je crois que c’est le propre d’une théologie comprise comme herméneutique de déjouer le piège des précompréhensions conceptuelles. Ceci nous retient de substituer la représentation au lent travail de l’interprétation. En même temps nous devons toujours avoir à l’esprit les failles possibles et les limites de nos systèmes d’interprétation par rapport à la plénitude du mystère qui nous est confié dans la Révélation.

Qu’est-ce qui sous-tend tout ce travail d’interprétation, sinon la première et toujours vivante question sur les Écritures, préalable à la foi, qui porte moins sur “l’en-soi de Dieu”, que sur le “pour-moi” de Dieu, plus propice à la rencontre.


Gérard LEROY,
le 13 janvier 2012

 

  1. question soulevée par Claude Geffré dans le premier chapitre de “La théologie comme herméneutique”,  dans Croire et interpréter, Cerf, 2001, pp. 34-36.